29/ LAISSER TOMBER / avril 2024

Réponses singulières à la logique contemporaine de l'efficience

« Laisser tomber », tel est le syntagme qui nous est apparu, presque comme une évidence, comme point de départ et axe de réflexion pour cette journée de rentrée. Il a émergé d’un constat : celui de la précarisation croissante de l’offre d’accompagnement thérapeutique et social des jeunes que nous accompagnons, menant parfois à des situations proches de la rupture de toute prise en charge.

Comment comprendre cette dégradation progressive, à une époque où la volonté de prise en compte et d’intégration des différences et handicaps est pourtant plus que jamais d’actualité dans les discours ?

         Une partie de la réponse est certainement à trouver dans le contexte politique et économique de notre époque qui, vous le savez, est, pour des raisons historiques, d’orientation libérale et capitaliste. Sans entrer dans les détails, situons simplement qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, face à une Europe en ruine à reconstruire, il est apparu nécessaire de faire tomber les entraves politiques, économiques et juridiques pour libéraliser les marchés à tout prix, c’est à dire pour permettre aux industriels de donner la pleine mesure de leur possibilités économiques, dans un contexte de progrès techniques indéniables. Face à ce bouleversement économique et politique, la tension entre le secteur public et le secteur privé n’a fait que croître au profit de ce dernier pendant tout le XXème siècle. Pour faire court, il est apparu plausible qu’en termes de production le secteur privé était plus apte, plus efficace, meilleur gestionnaire que le secteur public. Si, dans un premier temps, cette libéralisation s’est focalisée sur les biens de consommation, elle a ensuite rapidement gagné les biens et les services publics. Ainsi, des méthodes de gestion propres aux multinationales se sont progressivement infiltrées dans le domaine public et social, au point de se retrouver désormais et depuis plus d’une décennie dans le secteur non marchand, comme les hôpitaux, les administrations ou encore les institutions éducatives et socialesi. C’est ce que l’on a appelé la nouvelle gestion publique.

Qu’est-ce que cela implique, concrètement ? Eh bien, comme elle est largement inspirée des règles du marché privé, la nouvelle gestion publique met l’accent sur les résultats et tend, en un mot, à orienter l’action publique vers la recherche de performanceii. Si le dessein initial peut sembler louable (optimiser le service offert au profit des « usagers ») son application concrète révèle malheureusement la prévalence d’enjeux économiques au détriment des enjeux humains. En effet, orienté vers un souci croissant de rentabilité et de diminution des dépenses publiques, l’objectif affiché de « faire mieux avec moins » ne manque pas de se heurter aux limites dénoncées, depuis plusieurs années déjà, par les professionnels de terrain, littéralement étranglés par le manque constant de moyens allouésiii. En découle une précarisation de l’offre d’accueil et de service se répercutant, in fine, sur lesdits usagers.

         À ce contexte de sous-financement chronique, il convient d’ajouter, pour être complet, un second volet, à savoir le prolongement actuel du mouvement de désinstitutionnalisation initié dans les années soixante. Si à l’origine, ce mouvement humaniste visait à sortir les patients des hôpitaux psychiatriques pour les réintégrer au tissu socialiv, aujourd’hui il est à entendre dans une acception plus large recouvrant tout le domaine du handicap, et s’inscrivant lui aussi dans les signifiants-maîtres de notre époquev. En effet, « garantir à l’usager une liberté de choix » et, en matière de santé, le remettre au centre de son parcours de soin comme acteur à part entière de sa prise en charge, constituent une autre ligne directrice de la nouvelle gestion publique. C’est donc dans ce terreau que se développent logiquement les notions vivement actuelles d’inclusion, d’autonomie, d’individuation voire d’auto-détermination, telles que nous avons déjà eu l’occasion d’en aborder certaines lors de nos deux précédentes journées de rentrée (Logique de la sortie et Interprètes de l’inclusionvi). Voici donc le contexte posé.

Si au Courtil nous soutenons évidemment la dynamique d’une mise au premier plan du sujet, nous nous montrons par contre plus prudents lorsque les intentions déployées visent à toucher les usagers, les individus ou même les personnes. Rappelons-le, « dans une acception psychanalytique, le sujet n’est pas l’individu, ni la personne »vii et encore moins l’usager, et ce du fait même de sa division, ce que les autres définitions méconnaissent ou réfutent. En effet, l’individu est, par définition, unifié, non-divisé, autonome (du latin individuum : ce qui est indivisible). Il est fondamentalement séparé de l’Autre et cause de lui-même, ce qui le rend compréhensible, cernable mais aussi « secourable », pour ne pas dire « soignable ».

         Avec une telle lecture, qui confond sujet et individu, il devient possible – voire obligatoire – de définir des projets, des protocoles et des méthodes pour répondre à ses besoins (d’intégration, d’autonomie, de bien-être, etc.), attendant qu’il y réponde, et s’y conforme, puisque c’est ce qui lui convient. C’est évidemment là que le bât blesse, car tout « personnalisés » qu’ils soient, ces dispositifs restent en fin de compte sous-tendus par un idéal, celui d’un « pour tous » et par une inscription conforme et adaptée au sein de la société. Ils charrient en effet, même si les méthodes varient, une certaine idée de ce à quoi chacun est censé aspirer et participer pour s’accomplir. L’offre prend alors rapidement les atours de l’injonction et, derrière la volonté d’intégrer l’individu, se cache le risque d’éjecter le sujet. Soit en l’écrasant complètement sous le poids de cet idéal, soit en le mettant en place de mauvais objet, s’il ne s’y conforme pas.

Vous l’aurez compris, qu’il soit véhiculé par l’idéal normatif d’une politique de soin mettant l’accent sur l’individu et son autonomie, ou qu’il soit la conséquence matérielle d’une diminution toujours croissante des subsides alloués aux établissements (les deux phénomènes étant étroitement liés) c’est bien l’expérience d’un laisser-tomber de l’Autre social qui menace les sujets de notre époque, et a fortiori ceux à qui les institutions comme le Courtil font offre d’accueil.

Nous rencontrons en effet des sujets qui, de structure, se trouvent aux prises directe avec la jouissance de l’Autre, sans le recours à la médiation d’un signifiant qui viendrait l’ordonner, la tempérer. Ils en sont l’objet et, à cette place, le risque est aussi grand d’être complètement happé par l’Autre que d’en être radicalement éjecté, avec pour conséquence le danger d’un effondrement complet de ce qui pouvait tenir jusqu’alors pour le sujet. Telle est l’expérience du sujet psychotique, confronté plus vivement que quiconque au Réel, face auquel il est contraint d’inventer, de bricoler pour trouver à faire tenir son monde et se construire une place.

         Cette après-midi, les textes qui vous seront présentés parcourront différentes expériences mettant au jour, par résonance, ce laisser-tomber radical et développerons les constructions à chaque fois singulières que ces sujets, accompagnés par le désir et la lecture clinique avertie des intervenants du Courtil, façonnent pour y faire face.


i De Gaulejac, V. (2010). La NGP, Nouvelle gestion paradoxante. Nouvelles pratiques sociales, 22(2), 83-98. https://doi.org/10.7202/044221ar

ii De Visscher, C., & Varone, F. (2004). « La nouvelle gestion publique “en action” », in Revue internationale de politique comparée, 11, 177-185. https://doi.org/10.3917/ripc.112.0177

iii À titre d’exemple : Collectif (2023, 23 janvier). « Protection de l’enfance : “Il est urgent de donner des moyens plus importants à la pédopsychiatrie et de créer des places dans le médico-social” ». Le Monde.fr

iv Klein, A., Guillemain, H., & Thifault, M-C. (2018), « Introduction: La désinstitutionnalisation psychiatrique dans l’espace francophone », in La fin de l’asile ? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXème siècle (pp7-20) [en ligne]. Presses universitaires de Rennes, 2018. https://books.openedition.org/pur/172108?/lang=fr

v Conseil supérieur national des personnes handicapées. (Novembre 2018). La désinstitutionnalisation des personnes en situation de handicap - Note de position. https://www.inclusion-asbl.be/wp-content/uploads/2018/11/Note-de-position-sur-la-desinstitutionnalisation_Inclusion-asbl.pdf

vi Cf. notre numéro 26 : https://www.courtilpro.be/courtilenlignes/index.php/revue/article/26-interpretes-de-l-inclusion/editorial/interpretes-de-l-inclusion

vii Robin, D. (2013). « II. Qu’est-ce qu’un sujet en psychanalyse ? », in Dépasser les souffrances institutionnelles (pp.43-70). Paris, Presses Universitaires de France.

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