14 / TRENTE ANS / février 2014

Il y a 30 ans

Il y a 30 ans, alors que je venais d’accepter la responsabilité de cette institution qui s’appelait IMP Notre Dame de la Sagesse, Alexandre Stevens venait me trouver et me demandait de pouvoir créer un petit centre d’accueil pour enfants en grandes difficultés. Je me souviens de cette conversation comme au premier jour. Ce moment fut celui de ma rencontre avec la psychanalyse. Alexandre souhaitait s’orienter selon les repères de Freud et de Lacan, il proposait d’accueillir les enfants qu’on n’accueillait pas ailleurs, vu leurs difficultés. Il voulait une toute petite unité, pas plus de quinze enfants, mais encadrée par quelques personnes – peu importe leur formation – pourvu qu’elles soient animées d’un désir décidé, soit des personnes au savoir troué, avides d’apprendre. Je voulais y être. Je commençais donc un long parcours analytique personnel qui trouva à se ponctuer par la passe. C’est la contingence de cette rencontre qui rendit Le Courtil possible.

Lors de sa création, Alexandre établissait quelques principes pour orienter le travail : « Accorder de l’importance à la formation de l’équipe, formaliser notre travail dans l’étude des cas cliniques pris un par un, éliminer la distinction entre éducateurs et spécialistes, réfléchir à la fonction de direction dans une institution ainsi subvertie, organiser le travail avec les patients de manière à privilégier les effets de la parole, supporter de ne pas accepter l’a priori de la justice distributive. »1

Je m’engageais donc dans cette aventure, au début, il faut bien le dire, encombré de mes oripeaux. À cet égard, une phrase de Lacan m’a un jour touché sans que je comprenne pourquoi. J’ai mis du temps à en mesurer toute la portée, jusqu’au moment où elle a apporté un éclairage nouveau sur ma fonction de directeur : « Un père, on peut s’en passer à condition de s’en servir ». Elle figure dans son Séminaire Le sinthome, où Lacan s’est engagé dans l’au-delà de l’Œdipe. Cette phrase qui apparait comme un oxymoron, prend toute sa valeur dans une institution qui accueille précisément ces sujets qui s’en passent. Au Courtil, nous lui donnons toute sa portée. Au Courtil, il s’agit de faire valoir l’inconscient de Lacan, l’inconscient réel, qui n’a rien à faire avec « l’inconscient histoire » d’un sujet mais qui promeut les inventions du sujet pour traiter le réel avec lequel il est aux prises.

Mais après ma passe, j’entendais cette phrase maintenant à ma façon. Je la prenais pour moi, telle une interprétation qui m’était adressée : « Se passer du père ? C’est à condition que celui qui en a revêtu les oripeaux s’en serve de la bonne façon. » Soit mettre une sourdine sur les idéaux que fait valoir toute institution. Je me suis aperçu de l’intérêt, de la nécessité qu’il pouvait y avoir à garantir, à assurer, au niveau institutionnel, un espace d’invention pour que chacun soit amené à inventer son Nom-du-Père. Inventer une institution sans Œdipe. Inventer une institution dans laquelle on peut inventer. Il s’agissait en effet de subvertir le maître. Ces réflexions m’ont accompagné pendant toutes les années durant lesquelles j’ai exercé ma fonction.

Cet espace de création, il fallait le sauvegarder autant pour les enfants que nous accueillons que pour les travailleurs de l’institution. Cela en valait la peine.

 


1  Alexandre Stevens, « Le Courtil, un choix », Mental, n°1, juin 1995. Également consultable en suivant le lien : http://courtil.be/doc/courtilunchoix.pdf