« Tu ne me regardes pas »
Coralie casse un carreau du groupe.
« Quoi ! Tu veux ma photo ? », me dit-elle à peine ai-je mis le pied dehors sans la regarder.
« Tu peux appeler le directeur. Je m’en fous, il peut bien me renvoyer. » Ma collègue Béatrice, alertée par le bruit, arrive en demandant ce qui s’est passé. Coralie répond : « C’est elle, là, elle n’arrête pas ! ». Coralie tourne comme un lion en cage ; elle m’a à l’œil. Béatrice et moi ramassons les morceaux de verres cassés. Coralie veut le faire aussi ; elle prend un morceau et en me regardant me demande si je veux qu’elle se coupe. Sa tentative d’extraire le regard par la brisure du carreau n’est pas opérante ; je décide donc de sortir moi-même de cette scène et je retourne à la cuisine. C’est insupportable pour Coralie : elle me suit, m’injurie, menace la jeune qui m’accompagne à la cuisine. Excédée, je me fâche et la monte dans sa chambre en lui disant que dans ces conditions ce n’est pas possible. De me voir dans cet état ne fait qu’en rajouter : elle lance des objets dans les escaliers… Je reste un point de persécution ; m’extraire ou l’extraire ne règle rien, ça ne cède pas. Ce n’est qu’au retour d’activité de Mike que quelque chose trouvera à s’apaiser pour Coralie. Et elle viendra s’excuser au moment où je finis mon service.
Que s’était-il passé dans le temps d’avant ?
Mais d’abord quelques coordonnées du cas : Coralie a 11 ans. Elle a de nombreux frères et sœurs issus de différentes unions. Les enfants vivent chez le père et les différentes mères vont et viennent dans la maison paternelle, Monsieur étant toujours prêt à donner refuge à ses femmes en difficultés.
Le lien transférentiel de Coralie est de type érotomaniaque et la phrase énoncée par elle qui caractérise le mieux ce qui se joue là est : « Tu ne me regardes pas ! ». Ce qui est à entendre comme une injonction : « Ne me regarde pas ! » et/ou comme une plainte, presque une certitude : « Tu ne m’aimes pas » ou « Tu me laisses tomber ». Autant dire que ma position auprès d’elle se joue sur un fil. Et donc je dois m’occuper d’elle, mais pas trop, la regarder, mais pas trop. Concrètement ça veut dire qu’il faut un objet, une activité entre nous. Exemples : m’occuper de son linge, arranger sa chambre, faire du dessin, du calcul, de l’écriture… Des conversations sont alors possibles : elle me raconte ses week-end, son attachement au père, ses liens difficiles aux frères et sœurs, sa mère qu’elle a vue ou pas, qu’elle ira voir, sa tatie qui lui a acheté de nouveaux vêtements. Souvent elle ponctue ses phrases par un : « C’est vrai hein, tu m’crois pas, t’as qu’à appeler mon père ».
Ce jour là, au retour de l’école, Coralie m’annonce qu’elle n’ira pas au foot et dans la même phrase me demande si je viendrai la voir jouer. Je lui dis : « On verra, parce que c’est à mon tour de faire la cuisine ». Souvent elle me demande d’aller la voir jouer au foot, ce que je ne ferai qu’une fois. Et pour cause : bien plus préoccupée par ma présence, elle ne joue pas et finit par grimper aux arbres et s’en prendre aux autres. Quand elle revient, je cuisine avec Cécile. Elle passe à côté de cette dernière et lui met une claque. Je l’interpelle et lui propose d’aller prendre une douche mais je ne l’accompagne pas. Elle va sur le banc dehors et m’insulte, insulte Cécile… ce à quoi je ne réponds pas vraiment. Au fond je l’ai laissée tomber. C’est l’horreur pour elle. Elle casse le carreau. Je pense que c’était inévitable, parce que j’ai l’idée que mon abstention n’a pas fait soustraction du regard. Au contraire, ça l’a rendu omniprésent. Par ailleurs, l’Autre que j’incarne à ce moment est un Autre non réglé qui décide au gré de son caprice. Comme son Autre maternel qu’elle ne rencontre que sporadiquement en fonction de ses lubies. Coralie dira à l’occasion : « Maïté, c’est ma mère au Courtil ». C’est flatteur d’un premier abord mais on en voit immédiatement le revers ! Pour le coup, je préfère quand elle me dit que je suis comme son père parce que je ne la laisse pas faire n’importe quoi.
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