Numéro 2 / mars 2012

Le Corbusier, l’homme à construire, Du projet à la nomination (première partie)

Le Corbusier est le nom sous lequel Charles-Edouard Jeanneret publie en 1920 son premier écrit sur l’architecture, un manifeste qui accuse les architectes de son temps d’avoir perdu le sens de leur discipline, et qui se propose comme nouvelle pédagogie du regard. Cette nomination emporte à elle seule une mission : celle de débarrasser l’architecture des déchets qui la couvrent1 : « Une tâche nous incombe (…) Enlever de dessus nos villes les ossements qui y pourrissent et construire les villes de notre temps. »2 Le Corbusier veut introduire un nouvel ordre architectural fondé sur les possibilités techniques offertes par la machine, pour contrer les effets négatifs imputés précisément à l’industrialisation – pollution, densité étouffante, perte des rapports d’échelle et agression des sens. Il s’agit, par l’architecture et l’urbanisme, de trouver à l’homme un nouveau cadre d’habitation, adapté à la civilisation nouvelle.

Ce sentiment d’un désordre lié à la mécanisation du monde est partagé, à l’issue de la première guerre mondiale, par nombre de ses contemporains. Mais Le Corbusier s’insère dans son époque en interprétant comme désordre machinique un autre désordre, qui touche « au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet »3. Quand il affirme la nécessité de construire « un cadre de l’existence », de trouver « une vue d’ensemble », « une direction pour le corps et une loi pour l’esprit »4, la chose n’est pas métaphorique pour lui mais témoigne d’une carence du fantasme fondamental – mise à nu lors de sa rencontre, à l’âge de vingt ans, avec ce qu’il nomme « l’inévitable attraction du grand féminin ». La chose eut pour effet de faire vaciller l’ordre de la perception : c’est la dimension du voir qui fut touchée, et d’emblée il en appela à une nouvelle esthétique susceptible de restaurer une lisibilité du monde – en traitant ses « excès de sens ».

L’avènement de Le Corbusier – un nom et une théorie – réalise une ambition, qui s’apparente à celle que J.-A. Miller attribue à Joyce : « De faire de ce qui l’affecte, lui, incomparable avec personne, de ce qui affecte son corps, de ce qui fait événement dans son corps, de faire une éternité. » Le trajet qui mène Jeanneret à sa nouvelle nomination permet de suivre comment « de l’événement singulier, de ce traumatisme contingent, de cet événement qui affecte dans sa singularité chaque parlêtre, extraire quelque chose qui peut valoir comme une leçon  – et qui vaudra pour les autres, dont ils s’empareront pour les temps à venir, et potentiellement à l’infini. Comment, de ce malheur, ce médiocre malheur, faire quelque chose qu’on a pu appeler le beau et qui n’est que « escabeau » »5.

Le savoir théorique et plastique élaboré par Jeanneret à partir de sa rencontre avec le Parthénon, en 1911, constituera la matrice de cet escabeau et permettra à l’architecte de se donner le nom qu’on lui connaît.

 
* Cet article est issu d’une recherche sur Le Corbusier qui a donné lieu a un Master II Recherche en psychopathologie sous la direction de J. C. Maleval, et à un Master II en psychanalyse sous la direction de F. Hulak.
 
 
 

 

1Un proche de Jeanneret au moment de sa nomination rapporte que chaque église disposait, au Moyen-Age, d’un « corbusier » chargé de tirer à l’arbalète les corbeaux posés sur le clocher, pour éviter qu’ils n’y défèquent. Cf. Ozenfant A., Mémoires d’Ozenfant, éditions Seghers, Paris, 1968. Notons d’ailleurs que Le Corbusier utilisera le signe du corbeau pour signer ses courriers – indice d’un certain transitivisme de la fonction…

2 LE CORBUSIER, « Souvenir de vacances », L’esprit nouveau, n°28, janvier 1925, p. 233.
3 LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose», Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 558.
4 LE CORBUSIER, « Souvenir de vacances », op. cit.
5 MILLER J.-A., « Pièces détachées », La Cause Freudienne, n° 61, p. 135.

 

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