Actualité de « l’Homme aux loups »
Alexandre Stevens : Nous avons le plaisir de recevoir Laurent Ottavi, qu’un certain nombre d’entre vous connaissent bien, il est en effet enseignant à l’Université de Rennes 2 et un certain nombre de personnes qui travaillent au Courtil viennent de Rennes 2, parmi les stagiaires mais aussi parmi les intervenants, y compris parmi les cadres d’ailleurs. Donc pour nous Rennes 2, c’est un lieu de formation que nous reconnaissons comme de qualité, puisqu’il se fait que nous sommes amenés à recevoir un certain nombre de personnes que vous avez formées. Laurent Ottavi est aussi membre de l’École de la Cause freudienne. Nous avions convenu qu’il nous parlerait à partir des commentaires que Jacques-Alain Miller fait sur le séminaire de « L’homme aux loups », séminaire que Jacques Lacan a tenu avant le Séminaire I. Avant le séminaire publié comme le Séminaire I, Lacan en fait avait tenu déjà deux années de séminaire, qui ne sont pas reprises dans la série, desquels nous n’avons que des notes, relativement plus partielles. Une des deux années était sur le cas Dora, l’autre sur « L’homme aux loups ». Et sur « L’homme aux loups », on en a les notes, mais seulement des notes partielles, que Jacques-Alain Miller a prises, a publiées, et a fait un certain nombre de commentaires. C’est à partir de ces commentaires de Jacques-Alain Miller que Laurent Ottavi va intervenir, enfin, c’est ce que nous avions convenu. Mais aussi les événements plus récents ont fait qu’il avait l’idée de faire quelques liens, de glisser de façon improvisée, ce qui me semble très bien. Merci beaucoup.
Laurent Ottavi : Merci beaucoup Alexandre Stevens. Alors, je vais le dire tout de suite, je suis impressionné d’intervenir ici parce que mon grand souci depuis ce matin, pas dans le train mais dès en arrivant, c’était de prendre la mesure d’un échange possible et d’un dialogue possible. Je veux dire pourquoi je suis très impressionné, ce n’est pas une politesse de style, ce n'est pas une politesse de rhétorique. C’est que ce lieu, Le Courtil, on en a parlé à l’instant, c’est un lieu qui a une grande valeur : en interne bien sûr, pour vous qui y travaillez, mais à l’extérieur aussi. C’est un signifiant qui traîne, c’est un signifiant qui fait point d’appel, qui fait point d’appel de désir, au fond, de désir de travail. Du concept il en faut, de la rigueur il en faut, mais au nom d’un engagement, d’une orientation dans la pratique. Et c’est à ce titre-là qu’intervenir ici est un peu une gageure pour moi. Parce que, ou bien j’interviens comme membre de l’École et dans le cénacle de l’École etc. mais ce n’est jamais qu’une réunion de gens qui sont engagés dans des pratiques différentes, ou bien j’interviens à l’Université et la caractéristique de l’Université, vous le savez, c’est que l’Université a les mains propres, parce qu’elle n’a pas de main. Mais là ça n'est pas le cas.
Donc, j’avais préparé quelque chose, en effet, à partir de mon angoisse, de pouvoir m’adresser dans un lieu où il y a, vraiment, une tradition du travail, une tradition de l’élaboration, une tradition de se confronter aux textes à partir d’une pratique. J’avais préparé quelque chose mais je me suis dit « ça va être mortellement ennuyeux », parce que de toute façon je ne mesure pas la quantité de travail que vous avez pu effectuer, et je risque de tomber complètement à plat. Alors, je m’en suis ouvert. A tous mes interlocuteurs tout à l’heure, je leur ai dit « Écoutez, ça va être très embêtant, ça va être très ennuyeux, avec votre autorisation peut-être qu’il y aura quelques petits excursus qui seront tentés ».
Alexandre Stevens vient de le dire : pourquoi travailler sur cette question de « L’Homme aux loups » ? Et bien pour un effet de perspective, pour un effet d’histoire, déjà ; c’est-à-dire que lorsqu’on lit attentivement les numéros de la Revue de la Cause freudienne n°72 et n°73, on tombe sur une transcription extrêmement intéressante du séminaire de DEA qu’avait fait J.-A. Miller en 1987-88. Ce n'est pas tout récent ! Et au fond c’est un séminaire par rapport auxquels les propos que J.-A. Miller tient à ce moment-là, déjà, font date pour nous, font jalon, scansion. Dans des préoccupations, je dirais, autour de la clinique, continuiste ou discontinuiste. On a déjà là un effet de convocation par scansion.
Autrement dit, qu’est-ce qu’il disait, en 1987-88 ? Non pas directement sur « L’Homme aux loups », mais sur l’enseignement, la lecture, la construction lacanienne des modes d’élaboration freudiens de « L’Homme aux loups » ? C’est quelque chose de compliqué, parce qu’on est en 2015, et lire un travail, produit – avec quel brio, comme toujours : quand J.-A. Miller produit un travail, on ne peut être que complètement impressionné ! En 87-88, J.-A. Miller souligne qu’au fond, ce qui est analysé dans « L’Homme aux loups » n’est pas synchrone à la cure. Alors que du côté de Dora, ou du côté de « L'Homme aux rats », c’était complètement synchrone.
C’est-à-dire que ce sont les obsessions de l’Homme aux rats, qui sont convoquées dans la construction qu’il en fait comme analysant – et pour Dora aussi c’est l’actualité de sa question qui est convoquée dans la cure analytique. Pour « L’Homme aux loups », c’est une question antérieure, c’est quelque chose qui s’était passé avant. Donc s’intéresser aujourd’hui à la question de ce cas nous met d’entrée de jeu dans une perspective historique, pour faire peut-être apparaître la quantité de déplacements qui est le résultat du travail.
Une précaution
Alors je commencerai par faire miennes une remarque et une précaution, dont la portée générale est largement fondée par un extrait de la dixième leçon de ce séminaire :
« Poser la question du diagnostic névrose ou psychose à propos de l’Homme aux loups n'a qu'un seul sens au départ, à savoir que l'on tient absolument à commencer à partir de ce que l'on sait déjà de la névrose et de la psychose. Le travail qu'il faut faire - c'est en tout cas ce qui m'intéresse - n'est pas de partir de ce que je sais de la névrose et de la psychose pour classer l’Homme aux loups, mais de partir, au contraire, de ce que je ne sais pas pour apprendre ce que sont la névrose et la psychose à partir de l’Homme aux loups.1 »
Et J.-A Miller va alors donner un empan plus large à son orientation. Dans ce que je viens de citer en effet, il prend le soin de parier sur le neuf, le nouveau pour examiner la question de la structure, et refuse de subordonner l'imputation de la structure aux données qui seraient préalables. Il pousse l'exigence plus loin et avance les choses sur deux plans distincts :
« C'est un point de vue foncièrement différent. Cette lecture [homme aux loups] n'est intéressante que si elle nous conduit à approfondir voire à remanier nos catégories de névrose de psychose. Il ne s'agit pas simplement de les appliquer. Cette lecture n'a vraiment d’intérêt que dans la suspension du savoir acquis. Cela ne veut pas dire que l'on ne doit pas essayer des diagnostics.2 »
« Suspension du savoir acquis » voila une quasi-maxime, qui est bien plus que de simple méthodologie et introduit à la grande précaution freudienne reprise et signalée par Lacan :
« Aborder un cas analytique en oubliant ce qu'on sait par avance. Cela ne veut pas dire que du coup on doit faire le blanc total. Il s'agit d'une ascèse qui consiste avec les surprises que cela produit à apprendre à nouveau ce que sont les psychoses, les névroses et les perversions à partir de ce qu'en dit un sujet.3 »
En effet, si l'on reprend le cas de l’Homme aux loups dans Cinq psychanalyses, on lit dans la conclusion de l'introduction : « Il y a plus de choses entre ciel et terre que n'en peut rêver notre philosophie. Celui qui parviendrait à éliminer plus radicalement encore ses convictions pré-existantes découvrirait certes bien plus encore.4 »
J.-A. Miller précise donc l'enjeu que cela représente pour le savoir clinique, et l'on perçoit bien qu'il ne s'agit pas seulement d'une simple recommandation méthodologique et générale ; c'est en effet une charge ou une valeur éthique plus fondamentale qui se trouve là engagée. Éthique du savoir pourrait-on dire - qui articule nécessairement, mais sur un autre plan, une éthique de l'acte, qui fait qu'il y a ascèse et suspension de l'automaton pour ce qui est de son déploiement. Or, si cette question est déterminante, et évoque cet enjeu clinique et de l'acte, elle a aussi une autre retombée, sur un autre plan, sur laquelle nous devons être attentifs :
« La même suspension vaut aussi concernant les catégories de Freud. Est-ce que nous partons du fait que nous savons ce que veulent dire ces termes ? Ou bien partons-nous du fait que nous ne savons absolument rien ? Moi, je pars de ce que je ne sais absolument pas. Je considère que c'est le texte lui-même qui a à nous réapprendre et à nous définir ce qu'est la castration. Prendre ce terme, et le faire circuler de Freud à Lacan, c'est à ne pas s'y retrouver, même si on sait qu'il y a une valeur à ce que ce soit le même signifiant qui se déplace.5 »
Cette recommandation nous prescrit quelque chose d'essentiel, et si nous n'y prenons pas garde, alors nous risquons de nous fourvoyer. Il faut lister et ordonner les choses :
— D'abord en premier, dire « il y a une valeur à ce que ce soit le même signifiant qui se déplace » : c'est une autre manière de rappeler qu'il faut en passer par les signifiants lacaniens si on veut être lacanien, et, de plus, à l'expresse condition pourtant de ne point confondre le signifiant et le sens, le signifiant et la signification.
— Deuxièmement, de ce point de vue, celui de la signification, les choses s'inversent : poser que le champ de tel signifiant reste identique à lui-même, chez Freud et quelle que soit l'époque de son utilisation, ou chez Lacan, cela est d'une naïveté foncière, laquelle peut mener à de véritables impasses à la mesure même de l'épaisseur et de la complexité des données.
Chez Freud comme chez Lacan, les déplacements sont la règle : parfois discrets, parfois radicaux, il faut en tous cas partir de ce que les valeurs de ces signifiants ne sont nullement permanents, mais au contraire sont toujours en perpétuelle rectification.
De plus, si on croise et recroise Freud et Lacan, si l'on lit Freud avec, grâce à Lacan, et que l'on aborde de manière transversale les différentes périodes d'élaboration en les maniant à partir de ce que l'on penserait naïvement être une seule définition, un seul sens, — en général, celui qu'on croit comprendre — alors c'est la certitude de sombrer dans la confusion d'une méconnaissance complète : J.-A. Miller a bien raison de souligner cette précaution fondamentale.
Donc, pour commencer je vous propose que nous nous fassions nôtre cette règle de J.-A. Miller et que nous rangions aussi nos échanges sous cette définition qu'il dessine :
« Moi, je vois ces termes se définir les uns par les autres et j'essaie de saisir leur solidarité, leur connexion et comment Freud s'y déplace. Il ne s'y déplace pas avec une clarté parfaite. C'est un peu la jungle et c'est ce par rapport à quoi on peut faire valoir comment Lacan taille des chemins plus droits.6 »
Il ne prend donc ces termes que dans les différents corrélats qui apparaissent. En somme, et comme d'habitude, il est conséquent et nous réveille : il prend les termes structuralement : la valeur de l'un se définit corrélativement aux entrelacs dans lesquels il apparaît.
Je me réglerai sur les pages 79 à 132 du numéro 72 de la Revue la Cause freudienne, plus les pages 64 à 117 du numéro 73. Donc je ne serai pas exhaustif, mais je tenterai de procéder par une approche partielle, et thématique.
Commençons d'abord par repérer l'entrelacs des thèmes et références au regard de trois coordonnées principales :
— L’Homme aux loups dans Cinq psychanalyses et aussi dans « L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même » ;
— Freud et la question des modes de construction de cette cure, et de l'acte, — et pensons en particulier à la valeur de cet acte freudien qui s'est marqué par l'annonce anticipée de la fin de la cure ; Freud mentionne ce trait :
« Je décidai —non sans m’être laissé guider par de sûrs indices d'opportunité— que le traitement devrait être terminé à une certaine date, quelque avancé qu'il fût ou non alors. J'étais résolu à m'en ternir à ce terme; le patient finit par s'apercevoir que je parlais sérieusement. Sous l'implacable pression de cette date déterminée, sa résistance, sa fixation à la maladie finirent par céder, et l'analyse livra alors en un temps d'une brièveté disproportionnée à son allure précédente tout le matériel permettant la résolution des inhibitions et la levée des symptômes du patient7. »
— Lacan et la question des déplacements du signifiant qu'il va aller piocher chez Freud : celui de la Verwerfung, « qui est quelque chose d'autre que la Verdrängung » comme Freud le mentionne. La citation dans la version de 1924 traduite par Marie Bonaparte et R Lœwenstein mentionne : « Un refoulement est autre chose qu'un rejet8. »
Il nous faut, dès l’abord freudien, distinguer ce que Lacan va rendre par forclusion, et le refoulement d'autre part. Notons que rejet signifie expulsion en dehors, ce qui est cohérent avec la représentation que l'on trouve dans l'article la dénégation, et suppose la construction d'un dedans et d'un dehors — ce grand mythe freudien que désigne Jean Hyppolite dans son commentaire, tandis que la forclusion, avec sa référence juridique, désigne plutôt le texte en tant qu'il est inopérant : les deux termes ne sont pas situés dans le même champ.
Plus loin J.-A. Miller commente les problèmes posés par cette assertion freudienne :
« Qu'est-ce qui fait l'ambiguïté de cette phrase ? C'est qu'on se demande toujours si c'est fait pour définir le refoulement ou si c'est fait pour définir la forclusion. Il ne faut pas oublier qu'au départ, ce dont il est question dans le texte, c'est de la forclusion, du rejet du nouveau. Freud a posé le rejet du nouveau et, à la fin du texte, il revient au refoulement et accentue l'opposition des deux termes […] Au fur et à mesure qu'on descend dans le texte, on arrive à la possibilité de coexistence entre le refoulement et le retour du refoulé9. »
Donc avec la mise en perspective de ces coordonnées ainsi distribuées, c'est une pléthore de textes de Freud et de Lacan qui sont convoqués, et que J.-A. Miller va suivre pas à pas : et le plus simple sera de partir de l'articulation de deux thématiques précises qui vont, au fil de leur dialectique, être convoquées successivement ou bien de manière raisonnée.
— La première : ce qu'il en est du phallus et de sa logique - pensons à l'hallucination du doigt coupé en tant que ce point est le support de la reconnaissance ou du rejet, refoulement ou forclusion.
— la seconde est celle des réversions pulsionnelles, complexes, de l’Homme aux loups, entre solutions alternées de type passif ou actif.
Pour l'entrée dans le vif du propos prenons d'abord le début du commentaire dans le n° 72 qui transcrit les leçons 1 à 7 du séminaire de DEA, tandis que le n° 73 transcrit les leçons 8 à 13.
La première remarque est que l’Homme aux loups a une place à part dans l'ensemble des Cinq psychanalyses10. C'est comme si son développement n'était pas synchrone à son exposé, à la différence justement des autres cas, Dora, l'Homme aux rats, dont l'exposé est justement synchrone à leur cure, comme le souligne Lacan. À l'inverse, Freud met en relief ce que le sujet rapporte de son histoire infantile et qui s'est passé quinze ans auparavant. « Seule cette névrose infantile fera l'objet de ce travail », écrit Freud. « En dépit de la prière expresse du patient, je me suis abstenu d'écrire l'histoire complète de sa maladie, de son traitement et de sa guérison11… »
Par là, la construction du cas n’est pas synchrone à l’élucidation du matériel contemporain, comme les compulsions de l’Homme aux rats, ou les rêves de Dora, mais fonctionne comme retours sur le matériel antérieur, infantile, de la cure de l’Homme aux loups, et Freud y interroge les modes d'élucidation possibles des données libidinales étranges, contradictoires, coexistantes chez le sujet.
C'est ce point des modes d’équilibre ou de déséquilibre, accords ou désaccords, simultanéité et contradiction des ensembles libidinaux que Lacan va précisément ordonner.
La question princeps ici c’est la question de la castration, question freudienne.
J.-A. Miller pointe que Lacan ne semble pas avoir mis la question du Nom-du-Père au centre des débats dans l’Homme aux loups12. C'est plutôt la castration, et Lacan remarque que Freud dégage comment d'un côté l’Homme aux loups n'a jamais reconnu la castration, et que d'un autre côté il l'a reconnue.
L'accent est donc porté sur la logique phallique et la castration, reconnue refoulée ou rejetée. Mais au-delà de cette dualité des contraires que Freud identifie, J.-A. Miller souligne que c’est fort complexe, et finalement pas très clair chez Freud, et que la notion de dualité ne rend peut-être pas compte de l'empan de cette question.
« Nous connaissons à présent la position initiale de notre patient à l'égard du problème de la castration : il la rejeta [verwarf] et s'en tint au point de vue du rapport par l'anus. Quand j'ai dit qu'il la rejeta, la signification la plus proche de l'expression est qu'il ne voulut rien savoir tel au sens du refoulement. De la sorte aucun jugement ne fut, à proprement parler, porté sur son existence, mais ce fut comme si elle n'existait pas. Cependant cette attitude ne peut pas être restée définitive, même pas en ce qui concerne les années de sa névrose d'enfance. Il existe de bonnes preuves qu'il avait reconnu par la suite la castration comme un fait. Sur ce point aussi il s'était comporté de manière qui est caractéristique de son être, ce qui nous rend si extraordinairement difficile de nous représenter sa névrose et de la comprendre de l'intérieur.13 »
J.-A. Miller commente ce passage avec le Lacan de la « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung...14 » Il en dégage deux points :
1- Il y a Verwerfung (rejet) de la castration
2- Il y a une reconnaissance de la castration, laquelle revêt elle-même deux modalités :
a) résister d'une part à celle-ci
b) céder ensuite.
Il y a Verwerfung de la castration et reconnaissance de celle-ci :
« Certes, cette contradiction existe et ces deux conceptions sont inconciliables. Il s'agit seulement de savoir s'il est indispensable qu'elles se concilient. Notre stupéfaction ne provient que d'un fait c'est que nous sommes toujours tentés de traiter les processus psychiques inconscients à l'instar des conscients et d'oublier les différences profondes qui séparent ces deux systèmes psychiques.15 »
Bref, Freud réinscrit cette contradiction au chapitre de l'inconscient et cela distribue une contradiction à étage, avec une triple architecture : d'abord deux contraires (Verwerfung et reconnaissance), et ensuite deux varias ou deux modalités de la reconnaissance. Le point princeps étant la Verwerfung.
« À la fin subsistaient chez lui côte à côte deux courants opposés dont l'un abhorrait la castration et l'autre était prêt à accepter et à se consoler avec la féminité comme substitut. Le troisième, le plus ancien le plus profond, celui qui avait simplement rejeté la castration et dans lequel il n'était pas encore question de jugement sur la réalité de celle-ci, ce courant était certainement encore réactivable.16 »
Il est utile, à ce stade, de faire recours à trois textes. Ce sont dans l'ordre :
« La négation » d'abord, qu'il convient de lire et d'étudier avec le texte allemand en vis-à-vis : "Die Verneinung" : on trouve sur internet une version bilingue très bien faite17.
« L'introduction au commentaire par Jean Hyppolite de la Verneinung18 », dans les Écrits.
« Réponse de Lacan au commentaire de Jean Hyppolite19 »
En effet, dans sa réponse à Jean Hyppolite, Lacan pointe que :
« Le procès dont il s'agit ici sous le nom de Verwerfung et dont je ne sache pas qu'il ait jamais fait l'objet d'une remarque un peu consistante dans la littérature analytique, se situe très précisément dans l'un des temps que M. Hyppolite vient de dégager à votre adresse dans la dialectique de la Verneinung : c'est exactement ce qui s'oppose à la Bejahung (affirmation) primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé.20 »
J. Hyppolite avait précédemment fait valoir une opération dialectique, qui lie ensemble les différents contraires liés : et, chose notable, il avait insisté sur un terme :
« Je vais vous dire ce que je ne suis pas; attention, c'est précisément ce que je suis. » C'est ainsi que Freud s'introduit dans la fonction de la dénégation et, pour ce faire, il emploie un mot auquel je n'ai pu faire autrement que de me sentir familier, le mot Aufhebung (abrogation), qui, vous le savez, a eu des fortunes diverses ; ce n'est pas à moi de le dire...
Dr Lacan — Mais si, à qui, sinon à vous, cela reviendrait-il ?
M. Hyppolite — C'est le mot dialectique de Hegel, qui veut dire à la fois nier, supprimer et conserver, et foncièrement soulever. Dans la réalité, ce peut être l'Aufhebung d'une pierre, ou aussi bien la cessation de mon abonnement à un journal. Freud ici nous dit : « La dénégation est une Aufhebung du refoulement, mais non pour autant une acceptation du refoulé.21 »
Donc la dénégation inclut une dimension dialectique d'Aufhebung, et c'est bien en amont que se situent les autres opérations visées par Freud :
« Qu'est-ce à dire ? Derrière l'affirmation (Bejahung), qu'est-ce qu'il y a ? Il y a la Vereinigung, qui est Éros. Et derrière la dénégation (attention, la dénégation intellectuelle sera quelque chose de plus), qu'y a-t-il donc ? L'apparition ici d'un symbole fondamental dissymétrique. L'affirmation primordiale, ce n'est rien d'autre qu'affirmer ; mais nier, c'est plus que de vouloir détruire.
Le procès qui y mène, qu'on a traduit par rejet, sans que Freud use ici du terme Verwerfung, est accentué plus fortement encore, puisqu'il y met Ausstossung, qui signifie expulsion.
On a en quelque sorte ici [le couple formel] de deux forces premières la force d'attraction et la force d'expulsion, toutes les deux, semble-t-il, sous la domination du principe du plaisir, ce qui ne laisse pas d'être frappant.22 »
Donc il s'agit d'une réflexion à étages :
Bejahung / Verneinung
Vereinigung / Ausstossung
Par conséquent, cette force de l'Ausstossung, encore plus marquée dans ce terme, désigne l'expulsion en dehors : et, pour revenir à l’Homme aux loups, elle se marque comme Verwerfung de la castration, laquelle est dénotée par Freud comme rejet, par la théorie anale du coït que promeut l’Homme aux loups. Ce rejet-là se détermine à partir de la scène où le bambin d'un an et demi observe la scène du coït parental, et qui est déduite par Freud dans les Cinq psychanalyses23.
Cette analité se trouve concentrée dans l'adoption de la position féminine, mais après avoir disparu, celle-ci va ensuite réapparaitre dans la troisième varia que j'évoquais plus haut, qui renvoie alors, inversement à la reconnaissance de la castration, mais sous les espèces d'y céder, à cette reconnaissance de la castration, et ce, sur le mode de la prévalence de l'analité24.
Du coup cela pose un problème théorique pour Lacan : comment faire co-exister la Verwerfung et la reconnaissance de la réalité ?
En effet, au-delà des tempos dans lesquels cela apparaît, la question qui se pose est une alternative : ou bien cela joue au même niveau, ou bien cela se distribue sur des plans différents.
Lacan va les distribuer sur les deux plans articulés : celui du symbolique d’un côté et celui de l'imaginaire de l’autre25.
Imaginaire de la capture homosexualisante, féminisante, et l'identification à la mère en est la matrice
— tandis que l'identification au père est, elle, symbolique.
D'où un « je ne suis pas châtré » au niveau symbolique, et la position féminine au niveau imaginaire. Alors, montre J.-A. Miller, Lacan peut articuler les deux positions simultanément, mais en tant qu'elles sont réparties sur les deux plans :
— la position masculine et le « je ne suis pas châtré », sont réunies ensemble par Lacan : le masculin qui abomine la castration, dont Freud indique qu'elles sont tout à fait compatibles dans le fait que la position masculine est articulée par une constance du choix d'objet hétérosexuel à forme compulsionnelle : « J'aime les servantes à quatre pattes quand elles nettoient le plancher avec un balai à côté. »
— Mais simultanément, il fait apparaître comment Lacan distribue cette position-là en lien avec le registre imaginaire de l'identification à la mère, ce que Lacan pointait déjà dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » : « L'effet de capture homosexualisante qu'a subi le moi ramené à la matrice imaginaire de la scène primitive.26 » Cette phrase, souligne J.-A. Miller, a comme référent le cas de l’Homme aux loups.
J.-.A. Miller fait ensuite remarquer que Lacan ne cite pas l’Homme aux loups dans la « Question préliminaire… », sinon sans doute en arrière-plan lorsqu'il distingue forclusion du Nom-du-Père et élision du phallus. Chez Lacan, ce qui va faire scansion, c'est la « Réponse à J. Hyppolite » lorsqu'il va situer la forclusion-Verwerfung comme mécanisme symbolique contraire ou alternatif à la Bejahung que Freud dispose dans son article sur la dénégation.
Alors une fois posée ainsi, cette forclusion ainsi identifiée va permettre d'imputer la reconnaissance de la castration — avec sa résistance puis le fait de céder — en incluant position féminine et protestation virile. J.-A. Miller pose qu'il ne lui semble pas qu'il y ait eu mise en question de la forclusion du Nom-du-Père chez l’Homme aux loups, cela ne remet bien sûr pas en question tout l'ordre symbolique. Sur la question diagnostique entre névrose et psychose, cela doit s'articuler au courant plus profond, celui qui n'admet pas la castration, et qui est de l'ordre d'un « il n'existe pas de x tel que non phi de x. » On reconnaît l'emploi de la logique à l'œuvre dans les formules de la sexuation.
Il se trouve, remarque J.-A. Miller, que l’Homme aux loups n'est pas un névrosé comme les autres, et concernant les difficultés qui en résultent, il rappelle comment Lacan pointe que Freud s'est trouvé en position de produire un « il existe un x tel que concerné par phi de x », formule phallique qui articule la castration et vient ainsi, par Freud, à la rencontre de l’Homme aux loups :
« Dans cette « initiative de Freud […] nous pouvons reconnaître, dit Lacan, la subjectivation non résolue en lui des problèmes que ce cas laisse en suspens.27 » C'est-à-dire que Freud a incarné, par cet acte, la question de la castration : cet acte est de suspension, et laisse non reconnus les problèmes posés, tout en actant de la séparation, de la castration.
Ce qui est non résolu se pose à partir de l’articulation de la Verwerfung fondamentale d'un côté, en tant qu’elle est recouverte par cette reconnaissance double — soit sur le mode de l'abomination de la castration, soit sur le mode de son acceptation, ce qui fait qu'on retrouve l'érotisme anal distribué en deux places. Et la question précise se déploie donc de repérer ce qui reste en dehors du signifiant.
— Ce point n'est pas acquis pour Lacan au début de son enseignement, puisqu'il l'a commencé par une théorie qui part de l'inconscient et de son interprétation, c'est à dire du sens ; et qui se prolonge par le pari de la promotion du signifiant plutôt que du sens.
Chez Freud, deux théories sont perceptibles :
— d'un côté la théorie neuronale et celle de l'instinct, de la pulsion, du développement,
— de l'autre celle l'interprétation des rêves.
Ces deux versants de la découverte freudienne sont reformulés dans le « Rapport de Rome ». Il faut, en psychanalyse, séparer la théorie du déchiffrage de l'inconscient et la théorie des pulsions.
Le choix de l'ego-psychologie, à savoir que c'est sur la théorie des pulsions qu'il faut se régler, n'est pas celui de Lacan, qui parie sur l'interprétation. Et tout son effort va être celui de réécrire la théorie soi-disant instinctuelle de façon compatible avec les données de la relation à l'autre. Lacan met d'emblée en place l'élucidation de la psychanalyse en tant qu'elle existe, qui place la relation à l'autre au premier plan, avec ce qui s'articule de l'interprétation.
C'est ensuite qu'il formule les questions autour du : pas-tout est signifiant et signifié. Ce qui était impensable pour le « Rapport de Rome », c'était l'objet a. Ce qui était encore impensable, c'est cet objet et la forclusion comme concept. Le trauma restait intégralement résorbable dans la chaîne signifiante, et la Verwerfung qui détermine un fait de langage, un élément signifiant qui ne rentre plus dans le circuit, n'est dès lors pas repérable. C’est ainsi que, par exemple, le symptôme est alors le signifiant d'un signifié refoulé et l’on conçoit que la Verwerfung n'est pas pensable.
Pour qu’elle soit pensable et repérable, il faut poser un élément qui ne soit pas susceptible d'être communiqué dans le langage. Ce sera la question de la jouissance et Il y a dès lors une connexion entre reconnaître la forclusion dans sa radicalité et reconnaître l'existence d'une jouissance qui ne soit pas résorbable dans le circuit de la parole.
Reprenant alors L’Homme aux loups J.-A. Miller pointe que le chapitre central est bien celui de « érotisme anal et castration », le chapitre 6 donc, des Cinq psychanalyses28. Là se trouvent étudiées les deux relations sexuelles de L’Homme aux loups : activité virile et passivité féminine, identification aux femmes. La castration, c’est la disjonction du pénis et du statut de l'être humain : Cette castration, comme on l'a vu il la rejeta (verwarf) et ne voulut rien savoir d'elle, dit Freud.
Au fond ce qui se noue dès lors ce sont les deux paradigmes que je tente d'extraire de cette lecture : celui de la ou des castrations, avec leurs distributions, et celui des réversions pulsionnelles, complexes, avec ses solutions alternées de passif / actif.
J.-A. Miller va suivre ces questions pas à pas et tout au long de ses cours de DEA et, comme souvent à partir d'une visée très construite, terme à terme, et en prenant le soin de toujours focaliser les scansions décelables, marquées par les avancées et reprises de Lacan. En fait chacune des pages pourrait être reprise pour elle-même, au-delà de cette articulation des positions pulsionnelles et de la castration, au-delà même du cas. C'est au-delà, mais toujours articulé.
Prenons pour l'exemple, les assertions de J.-A. Miller :
« On a tendance à développer la théorie psychanalytique sur le mode de la certitude parce que l'acte, dans la pratique même de la psychanalyse, se fait dans l'élément de la certitude. L'interprétation est créatrice de ses effets. Interprétation et discussion sont deux positions tout à fait étrangères l'une à l'autre et ça se reporte – du fait de ce style même – sur le style théorique. Il y a dans la théorie analytique, comme une obligation de style apophantique, c'est-à-dire de montrer le vrai. Le style de Lacan est certainement apophantique. Cela nous a conduits à de profonds aveuglements sur la lecture et l'interprétation de Lacan. On n'imagine plus maintenant à quel point la lecture était encombrée de la conviction que Lacan disait à peu près la même chose du début jusqu'à la fin. […] Mais peut-être qu'entre l'apophantique […] et le doute, il y place pour un troisième style intermédiaire et problématique, un style qui nous incite à faire retour sur la façon dont les problèmes sont posés.29 »
Situons les différentes scansions des sept premières leçons du séminaire de DEA :
À partir du point où nous en sommes d'abord nous allons trouver posée la question de la paranoïa (p. 88) ; puis celle de la causalité différentielle, autour de la forclusion (p. 90) ; la situation du voile imaginaire sur le symbolique et le sujet ; de l'être une femme (p. 94) ; puis reprise de la castration et de la signification phallique (p. 95) ; et enfin, la discussion clinique qui porte sur le phallus et le père (p. 99) ; et d'arriver enfin à la multiplicité des pères.
Avant de bifurquer sur une autre question, extérieure, pointons seulement quelques références dans le second volume n° 73 :
J.-A. Miller30 avance que Lacan, dans le Séminaire XI, met en relief la fonction du regard dans L’Homme aux loups, avec le trait qui s'y trouve marqué, de la passivité31. De ce point de vue, il s'agit de repérer que cette passivité est foncière, et se trouve sans doute déjà marquée avant son renversement temporaire lors la scène avec Groucha : en effet, Freud pointe que dans la scène première, avec sa sœur, c'est elle qui est active, et lui passif : « La séduction par sa sœur semble l'avoir contraint à un rôle passif et lui avoir donné un objectif sexuel passif.32 » Cela débouche sur le fait qu'il regarde, justement, qu'il devient actif, mais ce trait ne se maintient pas. J.-A. Miller dénote la dimension structurale de ce trait pulsionnel de passivité chez L’Homme aux loups33.
Alors peut-être avec l’autorisation de tous et celle d’Alexandre Stevens, je vais en venir à ce que je disais tout à l’heure, et je voudrais m’autoriser à quitter un peu le terrain de « L’homme aux loups » pour vous témoigner d’autre chose.
Il se trouve que je devais faire un cours jeudi 19 novembre dans un amphithéâtre avec pas mal d’étudiants, environ trois cents, dans un bel amphithéâtre d’ailleurs. J'avais une thématique de cours, et très vite j’ai senti qu’il ne fallait pas suivre cette thématique de cours-là. Il y avait une nécessité non pas de parler, non pas d’échanger, mais d’entendre parler de ce qui venait de se passer vendredi, en France, de ce massacre.
Il était huit heures du matin et j’ai commencé par dire aux étudiants que, en tout cas, moi, je constatais une chose – c’était cinq-six jours après le massacre – c’est que tous les gens que je pouvais recevoir en analyse, à mon cabinet, venaient tous me dire, tous, tous sans aucune exclusion, combien ils se sentaient peu légitimes à venir parler de leurs petites affaires, combien ils se sentaient peu autorisés à venir dire leurs petits malheurs quotidiens lorsqu’ils constataient l’horreur qui venait de se passer à côté. Tous ! Et donc je racontais aux étudiants que cela me semblait être quelque chose qui était à noter. Au nom de quoi peut-on accepter que son petit nombril, en effet, ne vaut pas la peine de la parole ? C’est au fond le pari de la psychanalyse : les petites affaires valent la peine et le risque de la parole, de la cure.
Ce qui apparaissait dans beaucoup de cas de ces sujets analysants, c’est : quelle est cette injustice foncière, qui fait que ces gens-là sont morts et que moi je suis vivant ? C’est-à-dire quelque chose autour d’une culpabilité. « J’étais à Paris, j’étais juste dans la rue à côté, ça aurait pu être aussi bien moi, mais je suis vivant, de quel droit je viens parler de mon petit nombril ? » On entend bien la dimension de culpabilité. Je leur ai dit ça à mes étudiants : ce qui peut se présenter comme un sens des responsabilités, une forme de dignité, de dire : « je ne vais pas parler de mes petites misères alors qu’il y a tant de misères », me paraît être à ranger aussi sous le régime de témoignage de la culpabilité.
Et puis le soir, j’ai revu les mêmes étudiants pour un autre cours, j’ai dit : « Écoutez, ce qui s’est passé, je peux peut-être en parler, non pas simplement de ce que les gens m’ont dit, mais de ce que j’ai moi, à en dire ». Et ce que j’ai à en dire c’est que je me suis senti moi particulièrement convoqué, dans ce massacre qui a eu lieu à Paris – non pas que j'étais présent mais parce que cela fait écho à un autre attentat dont j’ai, moi-même, été victime en 1987. Du coup cela m’a fait un drôle de clin d’œil que de venir intervenir sur un séminaire de 87-88, ici, avec toutes les précautions réelles dont j'ai parlé tout à l’heure, c’est-à-dire que c’est un lieu d’élaboration et de pratique.
Il se trouve qu’en septembre 1987, j’allais prendre le train pour aller à ma séance d’analyse, pour aller rencontrer mon analyste à Paris et qu’il faisait très chaud, il faisait très beau à Rennes, c’était un temps à aller à la plage, certainement pas à aller jusqu’à Paris. Enfin j’avais décidé d’aller à Paris et en fait le temps s’est couvert, il y avait des averses, comme il peut y en avoir de temps en temps. Et donc j’ai décidé de faire un petit détour plutôt que de me rendre directement chez mon analyste. J’ai emprunté la rue de Rennes. J’emprunte la rue de Rennes et à ce moment-là, une averse, et je fais halte, à cent cinquante mètre, deux cent mètres du début de la rue de Rennes, face à une enseigne de magasins qui s’appelle Tati, en disant « là je vais pouvoir m’acheter à un franc un parapluie » – mon analyse me laissait quand même un franc pour acheter un parapluie – donc j’ai commencé à traverser. Dans un brouhaha terrible de voitures, imaginez, un mercredi, quatre heures et demi, cinq heures à Paris, le brouhaha, les voitures qui klaxonnent, les voitures qui conduisent n’importe comment, qui essayent d’écraser les scooters, les scooters qui essayent d’écraser les piétons et les piétons qui marchent sur les pieds des autres, enfin bon, c’est vraiment le brouhaha, quoi, ça fait du bruit, ça bouge, rien de stable, et tout d’un coup, en effet, comme… quelque chose... qui fait que tout d’un coup la rue est déserte et silencieuse, et qu’il y n'a plus rien qui bouge, et que vous n’entendez plus un bruit, et que ça dure une éternité, et comme si vous étiez confronté à une photo, complètement immobile. C’est exactement comme dans la chanson de Nougaro : « Que se passe-t-il ? J'n'y comprends rien. Y avait une ville, et y’a plus rien ». Et son chant prend une force intérieure :
« Et brusquement, il y eut un éclair aveuglant, et dans un souffle incandescent, les murs se mirent à trembler. Que s’est-il passé ? J'y comprends rien, y’avait une ville, et y’a plus rien, y plus rien qu'un désert, de gravats de poussières, qu'un silence à hurler, à la place où il y avait, une ville qui battait comme un cœur prodigieux, une fille dont les yeux étaient pleins du soleil de mai ». Claude Nougaro, Il y avait une ville
Je ne sais pas où Nougaro est allé chercher l'inspiration pour dire exactement ce qui apparaît à ce moment-là. Et je me souviens très bien que je ne sentais strictement rien, mais peu à peu, tout se dessille comme si vous voyiez des choses qui n’y étaient pas. Et les choses que vous voyiez et qui n’y étaient pas, hé bien ce sont des corps. Ça, c’est saisissant, effarant. Des corps allongés, des corps dont certains semblent démembrés, des corps mais qui heurtent votre perception même du corps. Un corps ça se tient, ça n’est pas complètement déchiqueté par terre. Et donc ces silhouette-là, à terre, ça kidnappait l’œil dans un impossible à identifier : un l’œil est fasciné et en même temps qu’il est fasciné, il oublie où il est, ce qu’il est. Et j’ai vu un de ces corps bouger un peu, c’était un enfant, un petit garçon. Et bien sûr, là, les mouvements s’imposent à soi-même, c'est-à-dire qu'on va vers. Je suis allé prendre cet enfant, qui ne pleurait pas, qui ne criait pas, qui bougeait, peu, et en fait, dont le ventre était rouge, quand même. Et au moment où je me suis approché, je l’ai pris dans mes bras et il a attrapé ma main très fort et, à ce moment-là, il s’est mis à pleurer, et à ce moment là, seulement à ce moment-là, il s’est mis à gémir de douleur, au moment où il a pris ma main. Avant il n’avait pas mal, il n’avait rien. Y’avait rien.
Et demandant « Où est maman ? » Bien évidemment j’avais vu maman, je voulais lui cacher le spectacle de maman qui était par terre qui était vraisemblablement – vu l’état dans lequel elle était – hors d’état de dire ou faire quoi que ce soit. Je lui ai dit qu’elle n’était pas loin. Peu de temps après, il s’est passé un certain nombre de choses : les secours se sont mis en place très vite, non sans qu’au préalable il y ait une équipe de télévision Sud-coréenne qui était là par hasard, qui se soit précipitée et fasse des photos, en gros plans, des victimes qui étaient là. Voilà. J’ai été amené à l’hôpital, sans me soucier du reste du monde, au-delà de cette rue de Rennes. Car s’imposait l’idée que Ce n’était qu’un fait divers qui se passait dans son lieu même, cette rue de Paris. Je n’avais absolument pas l’idée que cela puisse être su ou vu au-delà de cette rue-là, au-delà de ce tout petit cercle où il y avait eu des gens répandus par terre, à la suite de cet éclair blanc si violent, si soudain, si déchirant le monde immédiat. Ça n’avait pas de portée universelle du tout, ça n’avait dans ma tête qu’une portée très locale et personne très certainement n’était au courant. J’ai été emmené à l’hôpital, j’ai été soigné, quelques points de suture, rien, et ensuite j’ai été embarqué au Quai des Orfèvres.
Et la question qui m’a été posée était la suivante : « je vous montre des photos, dites-moi qui vous reconnaissez. » Au fond je réalisais que j’étais pris dans une enquête policière ; assez sonné par la scène, j’étais prié de me décaler au plus vite et – très difficile à intégrer – et j’avais à répondre en termes de désignation de qui avait pu faire ça. Eh bien, cette logique là, avec tout ce qui la rend au fond reconnaissable, peut-être est-elle soudainement maintenant datée.
Car maintenant, ce à quoi nous avons assisté le vendredi 13 novembre, c’est peut-être une tout autre logique. Ce n’est pas cette logique du particulier de la scène d’abord, qui n’existerait pas au-delà de l’endroit où elle se produit, car ce qu’on a vu est au contraire une logique ou l’observation se pluralise sur différentes scènes et qui, relayée, prétend in vivo aussi, à l’universel. D’abord, par la multiplicité des lieux d’attentat, par le fait de leur simultanéité – tout ne se passe pas selon la règle traditionnelle de la tragédie – un temps, un lieu, une action. C’est que l’action se passe en plusieurs lieux, dont on ne connaît pas la durée, et qui est immédiatement, par le développement des moyens modernes, portée à la durée de l’action — pleine de supputations et de paroles apposées en direct, et à l’universel, par ces moyens techniques que nous avons. En 1987, je ne savais pas qu’au-delà de ce quartier-là, toute la France était suspendue à la télévision aussi. D’où la surprise : s’imposait le sentiment de vivre personnellement quelque chose que l’autre ne vit pas, que l’autre ne peut pas savoir. Et la surprise vient conforter cette dimension-là. C’est-à-dire que vous êtes sidérés et sans doute cela fonctionne-t-il avec en arrière-plan la nécessaire certitude que le monde connu continue d’exister au-delà, en soustraction de la scène, qui n’apparaît que comme particulière et en rupture du prévisible. Le monde continue d’exister mais vous, vous y êtes soustrait, parce que vous êtes pris dans un spectacle, absolument épouvantable.
Et bien j’ai le sentiment que ce qui s’est joué l’autre jour n’est plus de même nature. C’est-à-dire que les victimes – faisons attention de lire tous les témoignages que nous avons – disent toutes qu’il y a quelque chose de partagé. J’ai relevé le témoignage du groupe de rock, qui a raconté, il y a deux jours, qu’ils étaient impressionnés du fait que les spectateurs du Bataclan ne se sauvaient pas. Ils voulaient être solidaires de leurs amis, des gens avec qui ils étaient, ils voulaient les sauver, ils voulaient les entraîner et du coup, solidaires du déroulé de la scène elle-même, ils marquaient des solidarités de fait.
Alors comment essayer de dégager quelque chose, par rapport à ça ? C’est pour ça que je me suis permis d’en parler. Lacan, dans « Fonction de la psychanalyse en criminologie34 », écrit à propos du jour de gloire d’une armée en campagne35, confrontée à une population civile – un jour de gloire, pour une armée en campagne ça veut dire qu’elle a gagné la guerre, il a écrit très près de la Seconde guerre mondiale – ce jour de gloire qui consiste à violer une femme devant un homme rendu à l’impuissance en l’ayant ligoté quelque part, sans que rien ne laisse présager que les soldats qui réalisent ce crime ne fussent par ailleurs bons pères, bon fils et bons époux, et, fait notable, sans que la responsabilité de l’acte ne soit portée par aucun sujet. C’est le groupe qui en porte la responsabilité. Et Lacan de mettre ainsi en série trois points : c’est un crime réel – et là je crois qu’il faut insister, même si le signifiant « réel » dans « Fonction de la psychanalyse en criminologie » n’a rien à voir avec le signifiant « réel » à la fin de son élaboration de R.S.I. – il dit
« Nous disons que c'est là un crime réel, encore qu'il soit réalisé précisément dans une forme œdipienne, et le fauteur en serait justement châtié si les conditions héroïques où on le tient pour accompli, n'en faisait le plus souvent assumer la responsabilité au groupe qui couvre l'individu.36 »
Il développe cela par rapport à la notion de l’œdipe donc, réalisant « réellement » cette structure symbolique et dans lequel acte, le sujet n’apparaît pas comme responsable son intervention. Il y a donc le réel du crime, l’imaginaire du scénario et la substitution du groupe au sujet. Nous avons un là une scène dans laquelle le S symbolique du sujet apparaît voilé par la logique du groupe, et très précisément dans le rapport à la responsabilité qui s’y marque.
Le crime réel, perpétré dans un scénario imaginaire, pour un sujet qui est voilé par le groupe lui-même.
Ce sujet voilé par le groupe lui-même, c’est bien ce qui heurte notre sentiment de justice, notre sentiment aussi de psychanalyse. Hannah Arendt a une très belle formule dans Responsabilité et jugement, elle dit :
« Le déplacement presque automatique de responsabilités qui a lieu d'habitude dans la société moderne s'arrête soudainement lorsqu'on entre dans un tribunal. Toutes les justifications de nature abstraite et imprécise - tout, du Zeitgeist au complexe d'Œdipe, ce qui indique que l'on n'est pas un homme mais une fonction de quelque chose, et que l'on est donc une chose interchangeable plutôt qu'une personne - cessent. Quoi que puissent affirmer les modes scientifiques de l'époque, quelles soient leur pénétration dans l'opinion publique et donc leur influence sur les praticiens du droit, l'institution elle-même les défie, et doit les défier toutes ou bien cesser d'exister. Dès lors qu'il s'agit de la personne individuelle, la question qui doit être posée n'est plus : comment fonctionnait ce système ? mais : pourquoi l'accusé est-il devenu fonctionnaire dans cette organisation ?37 »
Là où la responsabilité va être étudiée, va être transmise, c’est au nom de « un-tout-seul ». Remarquons qu’il y a là un parallélisme, et cette convocation au un tout seul est celui-là qui fonctionne en clinique : « un-tout-seul » en clinique n’est pas le groupe. Notons alors par rapport au groupe tous les efforts relancés de clinique du particulier, par une pratique à plusieurs justement, d’où l’on peut marquer que précisément cette clinique est une nouvelle interrogation, qui est justement élaborée, non en déni du sujet, mais dans une reprise, elle apparaît ainsi comme élaboration autre et nouvelle, reposée.
Mais reprenons en amont, pour ce qui est de l’acte, de déchirure, d’atteinte, vous aurez à rendre compte de votre adhésion à celui-ci. Dans le tribunal, c’est le « un-tout-seul », c’est-à-dire qu’il y a, qu’on le veuille ou non, dans un dispositif —non pas clinique et encore moins psychanalytique, mais de convocation en propre : répondre de son acte.
Hannah Arendt est kantienne bien sûr, et Lacan nous a appris à repérer quel était le devenir de la Critique de la raison pure, de la loi morale de Kant : c’est, via et au moment du surgissement d’une « voix dans la conscience » l’instauration du surmoi. Ce surmoi, tout obscène ou féroce qu’il soit, vous vise, vous en particulier, bien évidemment.
Alors « C'est l'indéniable grandeur du judiciaire de devoir attirer l'attention sur la personne individuelle », et le sujet ne peut pas s’en défendre en disant : je n'ai fait qu’obéir aux ordres, car « Le déplacement presque automatique de responsabilités qui a lieu d'habitude dans la société moderne s'arrête soudainement lorsqu'on entre dans un tribunal ». C’est Eichmann à Jérusalem, c’est toutes ces données là, à savoir la banalité du mal : ce n'est qu'un petit fonctionnaire… Vous connaissez toute la suite. Ce que je retiens là, c’est la désignation du sujet, du sujet tout seul. Donc, je suis frappé qu’en 1950, Lacan nous dise qu’une des stratégies dans la réalisation réelle de ce scénario imaginaire, c’est le gommage du sujet. On pourrait traduire ça dans nos termes : il y a quelque chose du sujet qui demande à être mis en arrière, voilé, effacé, et cela se réalise, par un réel du crime dans un scénario imaginaire.
Les policiers qui m’interrogeaient au Quai des Orfèvres, eux, visaient le sujet : « dites-moi si vous reconnaissez une figure, dans ces photos-là ». Soumis à la méthodologie de l’enquête policière, dans les faits mêmes, sans le savoir, ils pariaient sur le sujet, et pas sur le groupe. Et ça faisait un lien commun, finalement, entre ces policiers et moi-même. Très naïvement, j’ai regardé toutes les photos et je n’ai reconnu personne. Mais j’avais déjà accepté la question qu’ils me posaient, à savoir qu’il y a « un-tout-seul », qui doit rendre compte de quelque chose. Peut-être qu’il y aura après complicité de bande de terroristes etc., mais ce sera au un par un.
Au fond je crois que le paysage a changé. Lacan nous décrit une situation très organisée, le terrorisme – je dirais officiel – de l’armée au jour de gloire, cinq ans après la fin de la Seconde guerre mondiale. C’est cette dimension-là qui est apparue encore, lors de l’attentat rue de Rennes, qui correspond en tout point à cette définition, à savoir qu’il y a dissimulation et voile de l’auteur du crime réel – je préfère l’autre formulation – du réel de la mort, du réel de la mort appliquée de manière automatique, sur tout un chacun, quelle que soit sa prétention à être « un-tout-seul », le réel de la mort balancé dans la foule mais en soustraction du meurtrier. Les meurtriers étaient dans la position de vouloir s’exonérer de l’opération qui est faite.
Ce qu’il y a de particulier, je trouve – et en tout cas qui nous interroge dans le champ de la psychanalyse – c’est ce qui s’est passé le vendredi 13 novembre. Là, ça échappe finalement au couplage du sujet et de la logique judiciaire et d’abord policière. Ce « un-tout-seul » lui échappe pour la bonne raison que le réel de la mort, inscrit dans le corps de la victime, est à terme inscrit dans le corps du bourreau de la même manière. En mourant à son tour, il dévoile en acte que la période de dissimulation, de fuite, de dilution est en fait dépassée pour ces bourreaux là. Il y a là quelque chose qui va beaucoup plus loin. Ce réel de la mort est marqué aussi bien pour la victime que pour le bourreau. On est confronté à cette jouissance absolument insupportable du réel incarné de la mort, la mort incarnée dans des corps explosés et qui reçoivent tous le même traitement. Alors, on peut interroger comme certains hommes politiques qui parlaient des rapports possibles ou non avec les pratiques kamikaze japonaises, que ce n'’est pas la même chose… Peut-être. Mais là, il y a un réel « réélisé » de tout corps vivant, du vivant comme tel. L’attaque est beaucoup plus massive, du point de vue de ce qu’on nous apprend à repérer de l’articulation du réel et de la jouissance – je ne parle pas à une assemblée de juristes policiers en disant ça, je parle des travaux que nous menons – cette attaque est beaucoup plus « rééliste » que lors de l’attentat de 1987.
C’est comme si on avait franchi un cap, le cap d’inscrire le réel de la mort, du démembrement, dans l’ensemble de ce qui se présente comme vivant, dans une situation donnée, dans sa durée, dans ses places plurielles et sous le spectacle de l’œil des caméras.. Et bien je pense que nous avons changé d’époque et que, par rapport à cela, il est quand même très important de faire plusieurs constats. Un premier constat – qui ne concerne que moi, vous n’êtes pas du tout obligés de le partager : celui d'une certaine forme de médiocrité d’un certain nombre de discours politiques qui continuent leur petite route comme si c’était quelque chose de désastreux mais qu’on allait très vite écraser en envoyant quelques porte-avions. Il y a des témoignages beaucoup plus dignes, et beaucoup plus intéressants. Ce sont des témoignages, finalement un peu paradoxaux, des gens qui spontanément disent devant les écrans de télévision leur stupéfaction. Il y a des témoignages d’un certain nombre de victimes dont nous avons beaucoup de choses à apprendre.
Et puis il y a quelque chose qui m’a beaucoup intrigué, c’est le fait que cela ait suscité des commentaires de journalistes américains humoristiques. C’est-à-dire qu’ils ont voulu s’élever contre ceux qu’ils appellent des « trous du cul », ça fait partie de leur vocabulaire… C’est à dire que ça ne prend pas au niveau du sérieux de l’argumentaire mais au niveau de l’abject – dans le vocabulaire c’est bien ce que cela désigne – de certaines positions. Manier l’injure en disant : « c’est un acte de trou du cul, par un trou du cul, pour une question de trou du cul, au nom d’une idéologie de trous du cul ». Il y a quelque chose de la répétition, qui a été œuvrée par cet humoriste-là qui dit qu'il y a quelque chose qui est apparu et qui ne se traite que par cet humour, qui ressort de la répétition, de la répétition comme telle. L'humoriste l'a entendu : on a été confronté à quelque chose, en acte, du réel de la mort. C’est-à-dire la pulsion de mort qui travaille en silence par la répétition. On a là un écho, qu’a entendu le journaliste, qui me paraît extrêmement important.
En 1987, ce à quoi la société a été confrontée, c’était à la réalisation réelle d’un crime réel, dans un scénario imaginaire qui ne répond pas à la logique œdipienne. Ce à quoi on est confronté aujourd’hui c’est beaucoup plus que ça. C’est que c’est le sujet lui-même qui est infiltré du réel de la mort. En 1987, il n’était pas infiltré du réel de la mort, il était juste voilé sous la logique de l’identification au groupe, l’identification groupale.
Revenons à nos références : le sujet, c’est tout sujet, comme ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Ne nous précipitons pas à vouloir faire une anthropologie naïve du criminel et de la victime. Pour tout sujet, ce qui s’est joué dernièrement, c’est une résorption dans le réel de la jouissance – j’aime bien la citation de Lacan dans le séminaire L’envers de la psychanalyse, p. 83 :
« C’est le tonneau des Danaides, et qu'une fois qu’on y entre, on ne sait pas jusqu’où ca va. Ça commence à la chatouille et ça finit par la flambée à l’essence.38 »
– La jouissance du réel de la mort vient abolir le sujet. Et c’est ce que je souhaitais poser comme question.
Je pense que ce n'est pas dans un cercle restreint qu’il faut poser ces questions-là, mais dans le Champ lacanien là où on doit construire.
Je vous propose la thèse suivante : l'attentat de 1987, on pourrait tenter de poser que c'était le reste de ce que Lacan décrit dans la première période de son enseignement, c’est-à-dire une certaine I.S.R., et ce à quoi on a assisté le vendredi 13 novembre, c’est autre chose, c’est vraiment un crime réel à l’heure du réel. Le réel, il est précisément ce qu’on ne peut pas dire, mais ce qui se borde, ce qui nous sert d’orientation comme telle et qui doit se border. C’est à partir de là qu’on peut concevoir qu’il y a une éthique, qui se fonde à partir du réel, et qu’il y a un pari de la jouissance, qui de toute façon ira au lance-flammes, jusqu’à l’abolition même du sujet comme tel.
Lors de ce cours à l'Université, il y avait beaucoup d’étudiants maghrébins, musulmans, turcs, qui étaient là, et j’ai tenu à dire que tous les discours anthropologiques sont malvenus par rapport à ce qui nous convoquait là. Et je tenais à rappeler dans un premier temps, que ce qu’il s’agit de repérer, c'est qu’il n’y aurait pas de culture occidentale s’il n’y avait pas de culture arabe. La culture occidentale s’est créée de la rencontre avec la culture arabe. Tout, les translationes studiorum, la question de la logique, la question de la mathématique, la question des formalisations… Nous devons tout à la rencontre de la culture arabe, à partir du 14 eme siècle, et c’est une histoire féconde. Donc, n'entrons pas dans ce type de débat. Par contre, posons nous la question de ce que c’est que le rapport, dans la religion, à l’« un-tout-seul » à partir de quoi on organise nos réponses et comment cela fonctionne ?
Après, je peux revenir à « L’Homme aux loups ». Il y a beaucoup de liens avec le cas. C’est la question de comment s’y prend-il pour reconnaître et rejeter en même temps le réel de la castration ? Quelles sont les réversions de position subjective ? Comment traite-t-il de l’imaginaire pour articuler la castration ? Comment la fait-il fonctionner sur le plan symbolique ? Comment s’identifie-t-il dans une position masculine, dans une position féminine, selon Freud ? Quelle compréhension en fait Lacan ? Ce qui me frappe, c’est qu’à partir de mécanismes différents – à condition de ne pas les confondre – on obtient des variations de positions subjectives, en réponse à une même problématique, à une même pression ; à ce qui fait pression, à un moment donné, de la castration. Cela sert terriblement de reprendre les recommandations de Jacques-Alain Miller par rapport à la clinique : ne prenons pas la clinique comme ce qui vient conforter ce que nous savons – enfin ce que nous croyons savoir, il faut être honnête – prenons la clinique comme mode d’interrogation de ce que nous croyons savoir. Au-delà de la clinique, prenons les surgissements du réel comme des convocations qui nous interrogent sur ce que nous croyons savoir et comment il faut essayer de bricoler quand même, avancer quand même. Tout en sachant, à partir de l’orientation par le réel, qu’aucun mot ne viendra jamais épuiser.
Retranscription réalisée par Julie Denouel
* Commentaire du séminaire de DEA de Jacques-Alain Miller, 1987-1988. Leçons publiées dans la Revue de la Cause freudienne n° 72 et 73.
1 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (2ème partie) », La Cause freudienne, n° 73, décembre 2009, p. 89.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Freud S., Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1985, p. 329.
5 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (2ème partie) », op. cit., p. 89.
6 Ibid.
7 Freud S., Cinq psychanalyses, op. cit., p. 328-329.
8 Ibid., p. 385 et Miller J.-A., « L’Homme aux loups (2ème partie) », op. cit., p. 97.
9 Cf. Miller J.-A., « L’Homme aux loups (2ème partie) », op. cit., p. 97.
10 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (2ème partie) », op. cit., p. 79.
11 Freud S., Cinq psychanalyses, op. cit., p. 326.
12 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (1ère partie) », La Cause freudienne, n° 72, novembre 2009, p. 80.
13 Cf. Ibid., p. 80-81.
14 Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 381-400.
15 Freud S., Cinq psychanalyses, op. cit., p. 384.
16 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (1ère partie) », op. cit., p. 81.
17 http://www.khristophoros.fr/verneinung.html - consulté le 25 janvier 2016.
18 Lacan J., « Introduction au commentaire par Jean Hyppolite... », Écrits, op. cit., p. 369.
19 Ibid., p. 381.
20 Ibid., p. 387.
21 Lacan J., « Commentaire de Jean Hyppolite… », Écrits, op. cit., p. 880-881.
22 Ibid., p. 883.
23 Freud S., Cinq psychanalyses, op. cit., p. 349.
24 Ibid., p. 353.
25 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (1ère partie) », op. cit., p. 83.
26 Ibid., p. 83.
27 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 311.
28 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (1ère partie) », op. cit., p. 87 et Freud S., Cinq psychanalyses, op. cit., p. 378.
29 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (1ère partie) », op. cit., p. 97.
30 Ibid., p. 64.
31 Miller J.-A., « L’Homme aux loups (2ème partie) », op. cit., p. 64.
32 Freud S., Cinq psychanalyses, op. cit., p. 335-341.
33 Ibid., p. 357.
34 Lacan J., « Fonction de la psychanalyse en criminologie », Écrits, op. cit.
35 Pour nous faire comprendre jusqu'au bout, opposons-leur un fait qui, pour être constant dans les fastes des armées, prend toute sa portée du mode, à la fois très large et sélectionné des éléments asociaux, sous lequel s'opère depuis un grand siècle dans nos populations le recrutement des défenseurs de la patrie, voire de l'ordre social, c'est à savoir le goût qui se manifeste dans la collectivité ainsi formée, au jour de gloire qui la met en contact avec ses adversaires civils, pour la situation qui consiste à violer une ou plusieurs femmes en la présence d'un mâle de préférence âgé et préalablement réduit à l'impuissance, sans que rien fasse présumer que les individus qui la réalisent, se distinguent avant comme après comme fils ou comme époux, comme pères ou citoyens, de la moralité normale. Simple fait que l'on peut bien qualifier de divers pour la diversité de la créance qu'on lui accorde selon sa source, et même á proprement parler de divertissant pour la matière que cette diversité offre aux propagandes. Nous disons que c'est là un crime réel, encore qu'il soit réalisé précisément dans une forme œdipienne, et le fauteur en serait justement châtié si les conditions héroïques où on le tient pour accompli, n'en faisait le plus souvent assumer la responsabilité au groupe qui couvre l'individu.
36 Lacan, J., « Fonction de la psychanalyse en criminologie », op. cit., p. 131-132.
37 Arendt H., Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2009.
38 Lacan, J., Le Séminaire, livre XVII, L'envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 83.