27/ DANS L'ATELIER / décembre 2022

L'algorithme de l'atelier

            Dans un texte autour du travail en atelier avec un enfant, Gérard, publié dans le premier numéro des Feuillets du Courtil[1], Dominique Holvoet, actuel directeur du Courtil, avait opéré une distinction entre occuper et préoccuper. C’était en 1989, et cette distinction est restée un repère. Elle n’est pas sans évoquer l’orientation donnée par Lacan, d’un travail dont la visée n’est pas thérapeutique mais dont les effets thérapeutiques se produisent « de surcroît »[2]. Elle entre également en résonance avec ce qu’a écrit Alexandre Stevens, fondateur du Courtil, dans son texte d’orientation de la clinique au Courtil Le Courtil, un choix[3], : «  une institution différente et particulière pour chaque jeune. »

 

Pour ouvrir ce numéro consacré aux ateliers, l’équipe de Courtil en ligneS a souhaité rencontrer Dominique Holvoet pour reprendre avec lui ce qui oriente aujourd’hui le travail en atelier au Courtil.

 

***

 

Dominique Holvoet : Cette distinction entre préoccupation et occupation pourrait être précisée en soulignant d’abord la place de l'occupation dans le travail en institution. C’est une place qu'il faut reconnaître : il s'agit de proposer toute sorte de choses pour que les résidents ne soient pas désœuvrés. On pourrait dire qu’il s’agit de s’occuper du jouir, du jouir du corps de quelque façon que ce soit. Qu'on aille voir les chevaux, faire du foot, voir une exposition, on s'occupe du jouir. Du jouir du regard, par exemple. Tandis qu’avec la préoccupation, il s’agit de mordre un peu sur le jouir. Avec une place pour le vide. 

Cette distinction paraît centrale dans l'élaboration de la psychanalyse. Au fur et à mesure des séminaires, Lacan a donné au jouir une place de plus en plus centrale, le jouir de la parole. C'est ce qui peut donner un caractère d’infinitude à certaines analyses. Comme le dit Lacan, nombreux sont ceux qui viennent pour parler, au sens de jouir de la parole, de la parlote, et cela a une fonction qu'il ne faut pas complètement négliger. Mais dans la recherche que Lacan a menée autour de la question de ce qui est opérant, on peut en cerner quelque chose à partir de cette question : qu’est-ce qui mord sur la jouissance? Qu'est ce qui permet de l'écorner un peu ?

 

Cette distinction qui vaut pour la cure analytique, vaut aussi pour les ateliers. Elle permet de donner sa place à chacun. En institution, le travail de l’éducateur – que nous ne nommons pas ainsi dans notre institution car nous ne voulons pas mettre l'accent sur l'éducatif, mais sur une autre dimension – son travail, c'est d'abord d'occuper. On pourrait aussi dire que le travail des éducateurs c'est d'abord de domestiquer la jouissance. C'est là toute la difficulté de transmettre quelque chose de valable et de pertinent dans un travail dit d'orientation analytique. 

Quand je dis “mordre sur la jouissance”, ça pourrait s'entendre sur ce versant de domestiquer la jouissance, alors que cela concerne le sujet lui-même, l'enfant, le jeune adulte : de quelle façon peut-on l'amener à ce que lui puisse faire quelque chose avec ce qui le déborde ? C’est là qu’intervient le travail d'atelier.

 

Courtil en ligneS: Cela tient aussi au repérage de l’intervenant qui anime l’atelier 

 

Dominique Holvoet : C’est un point essentiel. Quand je disais tout à l'heure qu'il s'agit de saisir quelque chose qui mord sur la jouissance et que cette morsure, c'est le sujet lui-même qui l'opère, encore faut-il que l'intervenant le repère. Ce qui n'est pas si simple.

Cela s’entend beaucoup dans les travaux présentés au Courtil, cette tentative de repérage de ce qui est déjà au travail chez tel ou tel enfant. De ce fait, un même atelier autour d'un même signifiant se trouve démultiplié par le nombre de ses participants.

J’y inclus d'ailleurs l'animateur de l'atelier qui propose un objet de son propre désir, plutôt du foot, que de la radio, le théâtre ou d'autres choses. Et donc pour lui aussi, ça mord un peu, parce qu'il met ça au travail de son désir

Il s’agit donc de repérer ce qui est opérant dans la mise à disposition de tel ou tel objet. En cela le terme d’opérativité est intéressant. Il y a aussi celui de prétexte. Prétexte à quelque chose, puisque chaque enfant se saisi différemment de ce qui est mis à sa disposition. On le voit bien dans l'atelier radio : chaque enfant fait un usage singulier de ce qui est proposé. Mais on entend aussi que c'est repéré par celle qui anime cet atelier. Il faut épingler ce qui se présente et essayer de monter cela un peu en épingle, si je puis dire.

 

Pour reprendre l’atelier avec Gérard, il y a toutes ces opérations d'apparition et de disparition avec ce jeton, puis la tentative de prélever sur le corps de l'autre l'élément qui dépasse quand il tire sur le sexe de l'autre enfant. C’est important de repérer que c'est du même ordre. Évidemment, il faut éviter qu'il aille martyriser le corps des autres enfants mais on voit bien qu'il y a un élément en trop qu'il n'arrive pas à extraire et que le fil du travail va consister à trouver comment il peut se débrouiller avec cela. Aucune éducation ne viendra jamais résoudre cette dimension de l'objet en trop ! 

C’est ce à quoi nous avons affaire de façon majeure dans notre pratique : les objets en trop. C’est ce qui est en jeu dans notre clinique avec la psychose infantile dans son ensemble et le champ de l’autisme que l’on distingue désormais. Il y a quelque chose d'un objet en trop. C'est une autre façon de parler du mordre sur le jouir du corps, du jouir de tous les objets pulsionnels repérés par la psychanalyse. La dimension analytique comme telle nous permet d’opérer là-dessus tout autrement que par l'éducation. 

 

Et ça produit une certaine satisfaction quand même ! De quel ordre est-elle au fond? On peut situer cette satisfaction avec Freud du côté de la sublimation. Mais est-ce uniquement de l'ordre d'une sublimation? Le fait d'extraire l'objet produit me semble-t-il une autre satisfaction qui est, sans doute, plus apaisante et qui permet d'inclure l'autre d'une façon moins percutante. Je cherche en parlant ce qui serait l'indice du fait que ça a opéré au fil des années. Je crois qu’on n'a pas trouvé grand-chose pour spécifier cela, sinon de dire qu’il y a une pacification, ce qui est déjà beaucoup !

 

Courtil en ligneS: Est-ce qu’on ne pourrait pas introduire par rapport à cette question, celle de la répétition de l’atelier dans le temps, le rendez-vous, la série.

 

Dominique Holvoet: En effet. Cela permet de s’interroger sur ce qui fait, en quelque sorte, algorithme, répétition et en même temps variation. Ça touche à cette question de de la régularité, de la série. C'est ce qui, je pense, distingue l'atelier de toute autre pratique. C'est là une distinction qui compte. Comme le disait Lacan, rien n'est aussi sérieux que ce qui fait série[4]

Avec cette dimension d’infinitisation de la chose : c'est à dire qu'au fond, il y a une chose qui est toujours reportée à plus tard, à l'infini. 

Au niveau du travail en atelier il faut qu’il y ait série pour infiltrer quelque chose, reporter, et donc pourrait-on dire, vider un peu la chose de son trop, de son trop plein de jouissance. Si on poursuit avec la notion d'algorithme, on repère qu’à chaque fois l’occupation fonctionne selon un certain processus, une certaine machinerie, qui opère de façon singulière pour chaque enfant. Dans ce premier article sur le cas de Gérard, j’évoquais la dimension machinique de la chose. Il s’agissait de l'extraction impossible d'un objet. Pour chaque enfant, il s’agit de comment lui arrive à faire ou à ne pas faire avec, cela lui est propre. Et c'est la répétition qui permet de traiter la chose. 

Cela me fait penser au fond à ceci que le romancier par exemple, quel que soit le nombre de romans qu'il écrit, écrit toujours le même roman. C'est la même logique : il tourne autour du même point. Et plus d'un écrivain a signalé que s'il avait à écrire le livre, celui qui vraiment dirait la chose, ce serait fini pour lui. C’est le même livre au sens où il y a quelque chose qui continue de le travailler, et c’est ce qui fait précisément série. 

 

Courtil en ligneS : En parlant d’écrivain, il y a ce qui se repère dans un atelier, ce qui fait série, mais il y a aussi ce qui s’écrit 

 

Dominique Holvoet : Oui, il y a quelque chose qui s'écrit et il y a quelque chose à lire et c’est en cela que ça fait atelier au sens analytique du terme. Si on peut y lire quelque chose, si on a mis en place les choses de telle façon que ça puisse s'écrire, avec toutes les formules de Lacan autour de l'impossibilité que ça s'écrive, que ça cesse de s'écrire, que ça ne cesse pas de ne pas s'écrire etc[5]. Cela souligne bien aussi que ça ne s’attrape jamais complètement. Ce n’est pas quelque chose qu'on peut coucher sur le papier une fois pour toutes, ça demande une forme de lecture entre les lignes, car demeure la dimension de la surprise, de la contingence.

 

Courtil en ligneS: Et du ratage aussi

 

Dominique: Absolument. Ce qui fait tenir un atelier suppose une certaine souplesse de la part de l’intervenant. Cela évoque l’expression de Jacques-Alain Miller de l’analyste multifonctionnel[6]. Se prêter à cette opération demande ne pas tenir absolument au dispositif mis en place, à la consigne ou aux consignes de l'atelier. De pouvoir en changer. Parce que ce qui nous intéresse, c'est ce qui se présente comme mise au travail du côté du jeune et qu'à un moment donné, le cheval, par exemple, ça peut ne plus l'intéresser pour différentes raisons ou ça peut ne plus avoir la même fonction. Il faut alors que l'intervenant puisse se déplacer, en suivant le désir de l’enfant. 

Au Courtil, nous avons toujours veillé à ne pas proclamer que quiconque était analyste. Il faut éviter le pousse à l'identification. Il peut y avoir de l’analytique dans le cadre des ateliers mais avec la pratique à plusieurs et l'opération institutionnelle qu'Alexandre Stevens a créée avec Bernard Seynhaeve et quelques autres, il s’est agi d’ouvrir le champ à tous les collègues, à ce que tout le monde ait la possibilité de s’engager sans que ce soit une prescription. C'est tout à fait nécessaire à l'institution d'avoir des intervenants qui aient un rapport à l’analyse, qui soient en analyse mais ce ne peut être ni une prescription ni un idéal. 

Pour revenir à l’atelier, si on peut dire qu’il y a quelquefois de l'analytique dans le travail en atelier, cela demande de la part de l'intervenant beaucoup de questions, d’attention. Beaucoup de travail. Un atelier est une des choses les plus difficiles à soutenir dans le chaos, dans la foire institutionnelle, il faut un désir drôlement accroché pour soutenir cela.

Il y a une discipline de l'atelier pourrait-on dire, comme on parlait de la discipline de l’entretien. Sans cette discipline on peut par exemple tomber dans l’écueil de laisser une trop grande place au fantasme de la liberté, qui a, je pense, beaucoup desservi la psychanalyse, notamment dans le champ institutionnel. 

 

Courtil en ligneS: C’est intéressant, c’est un fantasme qui concerne aussi la question artistique, la liberté dans la création.

 

Dominique Holvoet : Tout à fait. Et cela me permet de revenir à mes débuts. Mes débuts n'étant pas, comme vous le savez, l'institution et la psychanalyse, mais la tentative de devenir un artiste. C’est précisément une question que je me posais à cette époque-là. J'avais quinze ans quand j’apprenais cet art qu'est la danse. C’est une discipline extrêmement dure, qui exige d’être à la fois un grand sportif et d’avoir d'autres qualités. C'est tout un travail de forger son outil pour le danseur. Son outil, c'est son propre corps. Pour le musicien, c'est son instrument. Pour le chanteur, c'est sa voix, etc. Pour chacun, il y a un énorme travail pour se faire à cet outil. Alors ma question était quand est-ce que la création peut commencer? Pour être artiste, il s’agit d’atteindre un au-delà. D'ailleurs, si je n'ai pas poursuivi c'est parce que je me rendais compte que je n’arrivais pas à forger mon outil de façon assez performante pour pouvoir réaliser ce que je voulais réaliser. Je l'ai donc réalisé autrement. Cela rejoint ce que je disais du romancier qui écrit toujours le même roman. Cela rejoint aussi le travail en atelier où l’enfant façonne son objet. C'est le même point. Je n’ai pas le sentiment d’avoir eu plusieurs vies mais que je tourne toujours autour du même point. 

 

Courtil en ligneS: Vous dansez encore en fait.

 

Dominique Holvoet: Absolument ! Je danse ma vie.

 

 

 


[1]  le texte de cet article "D'une tentative de localisation de la jouissance avec un enfant autiste" est republié dans ce numéro, dans notre rubrique Feuillet

[2] On peut trouver cette expression une première fois dans «Variantes de la cure-type » ( en 1955 in Ecrits p.324-5) puis dans le Séminaire X «L’Angoisse » (p.69)  (1962)

[3] Alexandre Stevens, « Le Courtil, un choix », Mental, n°1, juin 1995. Également consultable en suivant le lien : http://courtil.be/doc/courtilunchoix.pdf

 « Mais le choix du Courtil n’est pas d’abord celui de l’introduction de la cure analytique en institution. L’expérience que nous avons tentée vise plutôt à savoir s’il est possible de loger le discours analytique au cœur de l’institution, c’est-à-dire de subvertir l’institution par la psychanalyse. Dans la cure, le psychanalyste doit représenter pour l’analysant l’inconnue du désir, sa cause. C’est en cela qu’il lui convient mal d’être identifié comme un spécialiste parmi d’autres. Mais peut-il introduire cette inconnue au cœur de l’institution ? Là où figure un idéal normativant, peut-on introduire la fonction de l’analyse ? Certainement pas, dans une institution de soins, en plaçant la psychanalyse, comme idéal thérapeutique, à la place de l’idéal institutionnel, quel qu’il soit, parce que la psychanalyse y perdrait sa visée de mise en cause de l’idéal même. Mais il est peut- être possible que des psychanalystes introduisent cette fonction de l’inconnue du désir à la place de l’idéal normativant de l’institution. C’est-à-dire que l’institution devienne une institution différente et particulière pour chaque jeune. »  

 

[4] cf Jacques Lacan “Conférence à Genève sur le symptôme”, texte établi par Jacques-Alain Miller, in « La Cause Du Désir » N° 95, 2017, pp.7-24 

[5]  cf J. LACAN, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, 1975, p. 132.

[6] « c’est l’analyste du marché, versatile, disponible, multifonctionnel, qui doit se réduire à l’objet, ne pas vouloir le bien », Miller J.-A., « Les contre-indications au traitement psychanalytique », Mental, n°5, 1998, pp. 9-17 

 

Entretien réalisé par Léna Burger pour l'équipe du Courtil en ligneS

 

illustration : Inès Rousset

Vous n'avez pas encore acquis le numéro 27/ DANS L'ATELIER de décembre 2022
et vous ne pouvez consulter qu'une présentation de cet article.

Pour lire cet article dans son intégralité, vous devez acquérir ce numéro. Vous aurez alors accès à l'ensemble des articles.

Me connecter