Numéro 6 / septembre 2012

Lire l’événement, Journée de rentrée du Courtil 2011

Ce texte fut l’argument de la Journée de rentrée du Courtil du 3 septembre 2011, rédigé sous la plume de Guy Poblome – par ailleurs organisateur de cette journée de travail, pour laquelle nous avions invité nos collègues de l’institution liégeoise La Coursive.

 

Le thème de notre journée de rentrée est une référence directe au titre que Jacques-Alain Miller a donné à l’intervention qu’il a faite lors des Journées de la NLS à Londres en avril dernier : « Lire un symptôme », en particulier les pages 55 à 581. Jacques-Alain Miller y parle explicitement d’« événement ». L’événement est rapporté au symptôme dans sa dimension de jouissance, comme « événement de corps », au-delà de la dimension métaphorique, symbolique du symptôme, pleine de sens et de vérité.

Supposons un corps qui se jouit, « naturellement », comme chez les animaux, ou mieux encore, chez les plantes ; et bien, l’« événement de corps » est la jouissance du corps en tant qu’elle est transformée par la rencontre avec le langage, c’est une jouissance dénaturée, troublée, déviée, du fait de la rencontre avec la parole. La fonction du symptôme est de se charger de cette jouissance, d’une part pour lui donner sens dans sa version interprétable et d’autre part pour faire signe de cet événement de corps dans sa version de répétition et d’ininterprétable.

Suivons Jacques-Alain Miller : si le symptôme procède du sens, interpréter dans le registre du sens ne fait que nourrir le symptôme, d’où sa proposition de passer de l’interprétation qui vise la vérité du symptôme, le sens, la signification que délivre l’articulation signifiante, à celle qui vise le signifiant dans sa matérialité, au niveau de la lettre, qui n’est pas du côté de l’articulation, mais plutôt du côté du Un tout seul. Il s’agit dès lors de lire le symptôme plutôt que de l’écouter pour le sevrer de son sens et tendre vers cet « événement », point de rencontre inaugural de la lettre et du corps. Telle est la trajectoire, la direction de la cure que propose Jacques-Alain Miller à partir du dernier enseignement de Lacan. Le symptôme habille l’événement de corps, le voile de sens en quelque sorte, et la cure analytique vise à le débusquer comme hors-sens.

Une réflexion de Dominique Holvoet a retenu mon attention lorsque nous étions en train de faire notre brainstorming pour préparer cette journée de rentrée. Il faisait remarquer que cette incidence du signifiant sur le corps qui est couverte par le symptôme, est présent d’emblée dans la psychose, « à ciel ouvert ». En effet, et Freud l’avait repéré : dans sa Métapsychologie, il précise que « dans la schizophrénie, bien des choses sont manifestées sous forme consciente, alors que dans les névroses de transfert, seule la psychanalyse nous permet de nous prouver leur existence dans l’[inconscient] »2. Et Freud de reprendre un exemple que lui rapporte son collègue Tausk : une jeune fille hospitalisée se plaint que ses « yeux ne sont pas comme il faut, ils sont tournés de travers ». Elle explique par la suite qu’elle s’est disputée avec son compagnon, qu’elle ne peut pas le comprendre, que c’est un hypocrite, « un tourneur d’yeux, il lui a tourné les yeux ». Nous constatons donc la frappe directe, non médiatisée du signifiant, dans sa matérialité, sur le corps ; cet exemple nous illustre de façon pure ce qu’est un « événement de corps ».

Si donc, le psychotique a affaire à ce rapport brut entre le mot et la chose, quelles conséquences pour notre pratique avec les enfants, adolescents, jeunes adultes dans nos institutions ? Devons-nous prendre le chemin inverse et nous orienter plutôt vers l’élaboration d’un symptôme qui va éloigner un peu le sujet de ce rapport trop brûlant, voire ravageant avec ce noyau de jouissance ? Certainement, c’est notre orientation. Mais pas n’importe comment et c’est là que les indications de Jacques-Alain Miller nous sont précieuses. Dans notre pratique, dans les réponses que nous donnons au sujet, il nous invite à lire plutôt qu’à écouter, à nous orienter de la lettre plutôt que de la parole. Nous nous méfions à juste titre du pousse-à-la-parole, au sens, au « pourquoi » car – et nous en faisons parfois la désastreuse expérience – il n’est rien d’autre qu’un pousse-au-délire qui, s’il n’est pas borné, peut mener le sujet vers la fuite ou l’explosion du sens, de l’imaginaire. Pourtant, ne condamnons pas pour autant toute construction délirante qui selon les mots de Freud constitue une tentative de guérison. Le grand délire de Schreber n’est-il pas la lecture qu’il fait de cette pensée quasi hallucinatoire qui lui était venue un matin : « Qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement » ? Il lui a fallu toute sa construction délirante pour parvenir à la perspective de « devenir la femme de Dieu », solution symptomatique dont la réalisation est élégamment repoussée à l’infini.

Mais il est d’autres voies que le délire et Lacan nous a montré le chemin avec Joyce : la langue charrie avec elle la jouissance et percute le corps, c’est avec la langue elle-même qu’il s’agit de la traiter. Je donne quelques vignettes cliniques. Jef adore Gainsbourg, « grand poète et fin musicien » comme son père, mais il est désespéré par Gainsbarre, « grand fumeur et alcoolique » comme son père. Lui-même, Jef, est persuadé que la gorgée d’alcool qu’il a bue il y a des années se trouve encore quelque part dans son corps et lui fait tourner la tête ; au point qu’il supplie le médecin qu’il consulte régulièrement de l’opérer pour lui enlever « ça » du corps. Le mot « scélérat », prélevé dans une chanson de Gainsbarre, le menace, l’inquiète, ça l’envahit, ça l’agite. Un jour, il prend à témoin son interlocuteur, un papier à la main et lui montre ceci : « scélérat » – « c’est les rats » et éclate de rire. Voilà son travail, d’écriture, sur la lettre, qui assèche le trop plein de sens, de jouis-sens contenu dans le « scélérat ». Bien sûr, il est possible d’en remettre du côté du sens avec le « c’est les rats », mais le plus-de-jouir qui se manifeste par l’éclat de rire ne témoigne-t-il pas que l’essentiel n’est pas dans le sens, mais plutôt dans sa déconstruction ?

Cette orientation par la lettre peut aussi guider nos interventions. Je prends encore deux exemples, issus tous deux d’exposés présentés à l’occasion des simultanées de pipol 5 début juillet. Le premier est très joli car il résonne avec celui de Tausk. Une jeune fille résidant dans une institution en Flandre – cela a son importance – se sent regardée par une inconnue dans un bus. Elle dit à l’intervenant qui l’accompagne : « Cette fille me regarde de travers », en néerlandais : « Dit meisje kijkt me scheef » et l’intervenant de répondre : « Je pense qu’elle louche », en néerlandais : « Ik denk dat ze scheel kijkt ». La jeune fille le regarde, surprise, et puis éclate de rire elle aussi. En français, même si cela peut avoir son effet, le bougé reste dans le registre du sens, de l’imaginaire, mais en néerlandais, le glissement de « scheef » à « scheel » par la modification d’une petite lettre rend tout à fait compte de ce dont il s’agit : par une « réponse littérale », l’interprétation persécutive tombe, il y a une opération de « sevrage du sens » selon la formule de Jacques-Alain Miller.

Dernière vignette : un adolescent se présente à l’intervenante en longeant les murs. Il est quasi mutique et quand il parle, c’est pour reprendre presque en écho des préceptes parentaux, témoignant par là qu’il est plus parlé qu’il ne parle. Pourtant, à un moment, il se met à évoquer les mangas japonais, partageant par là ce qui lui est singulier, mais dans un flot de paroles sans capitonnage. L’intervenante décide alors d’écrire ce que le jeune homme dit tout en scandant son texte par des points et des virgules. Comme elle le dit elle-même, elle est devenue un « élément linguistique », ce que le jeune homme salue en indiquant : « Comme ça on fait un discours, on a besoin de références pour se repérer. » L’intervention du côté de la matérialité de la langue, la ponctuation ici, permet d’introduire un principe d’ordonnancement de la langue qui freine la fuite du sens tout en extrayant le sujet de l’Autre qui le traverse.

J’ai donné ce dernier exemple pour indiquer que la lettre lacanienne ne me semble pas se réduire à la lettre de l’alphabet, mais qu’elle concerne tout ce qui peut faire fonction d’écriture – l’homophonie, la grammaire et la logique nous rappelle Jacques-Alain Miller en nous renvoyant à « L’étourdit »3 – et là, gageons que les jeunes qui s’adressent à nous ne sont pas avares en tentatives et en inventions.

 

 


1 Le texte de cette intervention est publié dans le numéro 26 de la revue Mental.

2 S. Freud, « L’inconscient », Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968, Coll. Folio Essais, p. 110.

3 J. Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, Le Seuil, Paris, pp. 491-495.