Fini de rire?
Se demandant comment saisir l’essence du rire, Baudelaire reprend cette scène d’une confondante banalité : devant nous, le spectacle d’un homme, pauvre frère humain, qui chute, glisse sur le trottoir, se casse la figure devant nos pieds. Nous précipitons-nous pour lui tendre la main ? Non. D’abord, c’est un éclat de rire qui surgit, signe pour le poète qu’il est « intimement lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale », signe de la misère de l’homme tout autant que de l’ignorance de cette misère. »1 Voilà pourquoi selon Baudelaire le rire est « satanique », orgueilleux, et que ce sont surtout les fous qui rient, car ils n’ont pas conscience de leur faiblesse.
Surtout les fous ? Lacan, à la toute fin de son enseignement, fera un sort à cette question, puisqu’à l’heure où notre civilisation démasque les semblants qui composent nos vie et la façon dont le langage s’incruste comme un parasite dans le corps de chaque être parlant , « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant »2, chaque un, à sa façon. En la matière, J.-A. Miller nous enjoint plutôt à nous orienter sur le rire sardonique du schizophrène et de son ironie mordante qui attaque le lien social et dévoile à quel point tout discours est une tentative de se défendre du réel : « Devant le fou, devant le délirant, n’oublie pas que tu es, ou que tu fus, analysant, et que toi aussi, tu parlais de ce qui n’existe pas. »3
Ainsi armés il est possible alors de pouvoir accueillir une telle défense sans avoir recours à la cruauté épinglée par Baudelaire de l’axe imaginaire, celle du corps auquel nous sommes d’abord voués, pour introduire un pas de côté, un décalage : c’est une rime qui permet d’extraire tel sujet de l’insulte qui le vise d’abord, un éclat de rire qui fait scansion dans la vision tragique qui s’abat sur tel autre. Un mot, un son, un trait d’humour qui n’est pas forcément trait d’esprit avec le recours à cette instance symbolique repérée par Freud, mais un jaillissement, pas toujours calculé, qui fait interprétation non par la relance du sens, mais bien de la coupure qui offre de refaire lien social dans le groupe de vie ou l’atelier que décrit chacun des auteurs de ce numéro.
Chacun d’entre eux vient magistralement parce que singulièrement offrir une bribe de réponse à cette question qui tarauda Lacan jusqu’à la fin de sa vie : comment user du langage pour viser l’apaisement de ces sujets qui chaque jour témoignent justement du fait que le langage les envahit ? Comment saisir ce qui fait au cœur de cet impossible « la joie de notre travail »4 ? C’est ce à quoi a tâché de s’atteler notre nouvelle équipe, emportée par la sérieuse gaieté de sa nouvelle rédactrice, Léna Burger, afin d’extraire le sel du gay sçavoir qui maintient vif notre désir d’institution, jour après jour.
[1] Baudelaire C., Curiosités esthétiques ; L'art romantique et autres œuvres critiques. VI. De l'essence du rire et généralement,du comique dans les arts plastiques, disponible en ligne sur le site de la BNF, http://expositions.bnf.fr/daumier/antho/03.htm
[2] Lacan J., Ornicar ?, n°17-18, 1979, p. 278.
[3] Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n° 23, Paris, Navarin/Le Seuil, fév. 1993.
[4] Lacan J., « Allocution sur les psychose de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
image : © Camille Heckly
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